HYPERNORMALISATION : pourquoi l'impensable est devenu normal



 Extraits de la bande son du film"Nous vivons une époque étrange.
Des événements des plus extraordiaires se répétent affaiblissant la stabilité de notre monde.[…] Pourtant, ceux qui sont au pouvoir semblent incapables de les gérer
et personne n'a aucune vision d'un avenir différent ou d'un genre meilleur
Ce film racontera l'histoire de notre parcours jusqu'à cet époque étrange
Il s'agit de comment, au cours des 40 dernières années, politiciens, élites de la finance et utopistes technologiques, plutôt que de faire face aux complexités réelles de notre monde,
se sont repliés.
Au lieu de ça, ils ont construit une version plus simple du monde pour mieux s'accrocher au pouvoir Et pendant que ce monde artificiel grandissait, nous y avons tous participé
car la simplicité était tout simplement rassurante.
Même ceux qui pensaient qu'ils attaquaient le système - les radicaux, les artistes, les musiciens, et toute notre contre-culture - sont en fait devenus une part de la tromperie
parce qu'eux aussi s'étaient retirés dans ce monde de faux-semblants
c'est pourquoi leur opposition n'a aucun effet et que plus rien ne change jamais.
Mais ce repli dans un monde artificiel a permis aux forces les plus destructrices et les plus sombres de festoyer et de croître à nos à l'air libre.
Des forces qui reviennent maintenant pour percer la fragile surface de notre monde artificiel savamment construit."




Pourquoi avons-nous l'impression que la vie nous échappe ? Que les scénarios les plus surréalistes sont en train de se dérouler ? En 166 minutes, Adam Curtis raconte une histoire moderne, notre histoire. Il explique comment, à force de renoncement global et d'erreurs politiques, nous en sommes arrivés à ce degré de confusion. Dans  HyperNormalisation, le documentariste de 61 ans offre une narration personnelle et pop tout en déroulant une théorie basée sur des faits historiques.


C'est la signature de l'auteur des célèbres autres documentaires  Bitter Lake ou  The Power of Nightmares : mélanger l'histoire du général Kadhafi et de Jane Fonda. Pour mieux offrir une grille de lecture philosophique et passionnante du monde. Une analyse éclairée, qui réussit à capter le sentiment général. Son kaléidoscope, que l'on ne peut trouver que sur le site de la BBC ou YouTube, est déjà un objet "web underground", et le mot "hypernormalisation" devient la nouvelle religion. Son auteur nous donne les clés pour sortir de cette ère, où rien ne va, où nous sommes tous perdus au loin. 

Entretien.

 C'est quoi, cette ère "d'hypernormalisation" dans laquelle nous sommes, selon votre film ?

En fait le mot a été inventé par Alexei Yurchak, qui écrivait sur l'Union soviétique dans les années 80. Je ne dis pas que nous sommes l'Union soviétique, mais j'ai l'impression que nous sommes à un stade qui n'en est pas éloigné. A première vue, à cette époque, tous les individus vivant en Russie, en dehors des personnes de pouvoir, n'avaient absolument aucune idée de ce qui se passait dans leur pays. Pourtant en vérité, tout le monde se rendait très bien compte que le système s'effondrait, que la corruption régnait - mais comme il n'y avait aucun système alternatif, les gens l'ont tous accepté et considéré comme "normal".

C'est la même chose en ce moment, en Angleterre, aux Etats-Unis ou ailleurs. Nous savons que les gens au pouvoir ne savent pas gérer la situation mondiale, qu'ils n'ont aucun plan pour le futur. En fait, nous savons même qu'ils savent que nous le savons. Nous observons tous qu'il y a de la corruption, des guerres, mais que rien n'en résulte et que personne n'est puni pour cela, et au fur et à mesure nous l'acceptons. L'impossible devient ordinaire, par facilité, parce qu'il n'y a pas d'autre voie imaginable. C'est cela, l'hypernormalisation.

 Cette hypernormalisation explique-t-elle l'élection de Trump aujourd'hui ?
Les politiciens ont essayé de faire croire que Trump avait été élu, car des gens stupides avaient gobé des fake news. En vérité, la désinformation, les politiques l'ont entamée des années auparavant. Depuis trente ans les politiques, libéraux comme de gauche, se sont retirés de la réalité, pour nous offrir un discours simplifié  (dans HyperNormalisation,  Adam Curtis montre par exemple comment le général Kadhafi est devenu le méchant puis le héros, selon les intérêts des politiciens américains et occidentaux, ndlr). Arranger la réalité est devenu plus aisé pour eux que d'affronter ou d'expliquer la complexité des événements que nous vivons et qui les dépassent eux-mêmes. Trump n'est qu'un aboutissement de tout cela : une simplification constante de la réalité.

Pourquoi mêler autant les faits historiques, les archives et les références pop dans votre film ?

Notre société ne s'est jamais uniquement reposée sur le système politique. Le pouvoir passe aussi à travers la psychologie, le cinéma, la science... Notre façon de penser est modelée par tant de choses. J'ai essayé de montrer, par exemple, que dans les années 1990-2000, avant le 11-Septembre, de plus en plus de films avaient une dimension apocalyptique. Cela reflétait l'esprit général. Les gens s'étaient tellement désengagés du politique, de la vision d'un avenir, qu'ils ont commencé à être obsédés par le risque et le danger. Au lieu de chercher une solution optimiste, car ils ne maîtrisaient plus rien, ils ont tout tourné en scénario catastrophe - à l'image du pouvoir.

Les artistes de gauche, comme Patti Smith, en prennent aussi pour leur grade...

Le problème des artistes, des personnalités de gauche sensément engagées, c'est qu'ils se sont tous retranchés dans "l'expression personnelle". Patti Smith est un exemple très intéressant du tournant qu'il y a eu, quelque part au cours des années 70. L'idéologie de base, ancienne, de cette scène, était que l'on devait s'employer à former des collectifs, pour mieux changer le monde. Après Mai 1968 cette idée a été abandonnée, et pas seulement en France. Etre distant et cynique est devenu "cool" et s'exprimer soi, revendiquer sa colère intime, a pris le pas sur l'envie de changer le système. Le problème est que cette "self expression", n'a rien de cool ou radicale. C'est une façon de penser très conservatrice. En adoptant cette posture, vous alimentez le système actuel, vous ne changez rien du tout. Aujourd'hui tout le monde pense qu'il a un impact en s'exprimant à travers des slogans sur Instagram, sur des T-shirts... Mais si vous voulez vraiment bouleverser la donne, il faut justement quitter cette obsession du soi pour joindre d'autres personnes et s'exprimer autour d'une grande idée, de quelque chose de grandiose.

Le cybermonde peut-il nous aider à sortir de ce marasme ?

Le problème pour le moment, c'est qu'aucune grande idée n'émerge. Internet ne construit pas de grandes réflexions. Aujourd'hui, Google, Facebook, n'ont aucune imagination. Elles ne font qu'une chose : tracker qui vous êtes, pour vous resservir cette personne-là le lendemain : elle essaie de vous cataloguer, et vous enferme dans un présent qui ne change jamais. Le cybermonde tourne en boucle. Internet a des avantages certains : par exemple, elle peut rassembler des milliers de personnes au même endroit - on l'a vu, par exemple, lors du Printemps arabe.

 Mais après cela, que faire quand on est réuni sur une même place ?
Ça a été le point faible de tous les rassemblements. Internet peut favoriser le collectif, mais il ne pense pas pour vous.

Mais alors, quelle est l'alternative ?

Même si les politiques gardent le pouvoir - ils ont le pouvoir de la loi -, les champs de décision se sont déplacés vers d'autres sphères : les médias, les réseaux sociaux, les sciences - et il faut le savoir. Comprendre où se situe la force, pour mieux l'influer. Actuellement, la seule chose à laquelle pensent les politiciens, c'est la stabilité, quitte à s'asseoir sur la vérité, et à pratiquer ou accepter la corruption. Les choses arrivent très vite, les choses se passent très vite. La seule façon de donner du sens à tout cela c'est d'écrire des histoires sur le futur. C'est ce dont nous avons besoin aujourd'hui : des idéologues de l'avenir car, croyez-moi, ce n'est pas l'intelligence artificielle qui va nous dire que faire. C'est à nous de le dessiner.


ADAM CURTIS EN 3 DATES
1955 Il naît en Angleterre. Son père, Martin Curtis, est cinéaste.
2005 Sa série  The Power of Nightmares gagne un prestigieux Bafta.
2013 Son film  Bitter Lake est téléchargé des milliers de fois sur BBC iPlayer.

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