extrait du dernier Drone de Slobodan Despot
[…] un aspect du Petit Poucet qui m’a toujours inspiré de vastes méditations.Qu’on me permette ici de rappeler cet épisode clef du conte de Perrault. S’étant égarés dans les bois, le petit Poucet et ses frères sont recueillis dans une maison qui se trouve être celle d’un ogre. Lequel ogre s’apprête à faire d’eux son petit-déjeuner le lendemain matin — car sa femme, par pitié, l’a persuadé de décaler son festin d’un jour. Or, juste en face d’eux, dans la même chambre, dorment les sept filles de l’ogre, sept petites princesses couronnées qui sont les prunelles des yeux de leur papa. Pour échapper au human breakfast, le petit Poucet intervertit son bonnet et ceux de ses frères avec les couronnes des fillettes modèles. Et le mangeur d’enfants, aveuglé par son avidité, finit par tuer sa propre progéniture...Or c’est aux filles de l’ogre que je repense toujours, bien davantage qu’à la fratrie du petit Poucet. A elles, et plus précisément à leur conscience. Car si le jeune Poucet, cadet de ses frères, avait assez d’esprit pour sauver sa bande des griffes de ce monstre, on peut supposer que les têtes féminines du même âge n’étaient pas plus idiotes.Que savaient-elles donc du monstrueux penchant de leur père, ces enfants gâtées? Pouvaient-elles tout ignorer de sa sanglante besogne? Se voilaient-elles la face? Étaient- elles anthropophages, elles aussi? On les imagine mal, avec leurs jolies couronnes, déchiqueter à pleines dents de la chair crue. Je les vois plutôt déguster une tendre escalope du bout de la fourchette, le dos bien droit, en faisant mine d’ignorer qu’elle provient d’un petit garçon de leur âge.Quand on vit sous le toit d’un ogre, et qu’on ne s’enfuit pas à toutes jambes, la fausse candeur est de mise.[…]Vous l’avez deviné: les filles de l’ogre, c’est nous tous! Européens, Occidentaux, cadres et administrateurs du monde entier, bref toute la «suprasociété» globale. Ce dixième ou ce cinquième d’humanité qui vit avec des exigences de confort et de consommation dépassant tout ce que la Terre peut supporter. Tous, nous vivons sous la protection d’un monstre qui se nourrit de chair humaine et qui régurgite de quoi nous alimenter nous aussi. Notre père nourricier, depuis 1945, est l’oncle Sam, qui a assuré notre prospérité, notre impunité — et notre ductilité — pendant trois générations tout en colonisant la planète entière. A l’heure où j’écris, l’oncle Sam maintient la planète sous sa perfusion de bombes, à raison d’une goutte létale toutes les douze minutes, ou 120 par jour, quelque part, n’importe où, sans même être officiellement en guerre avec qui que ce soit. Il consacre les 53% de son budget à la défense, autrement dit à l’agression. Depuis la chute de son meilleur ennemi, l’URSS, il a mis en selle le terrorisme islamique en tant que faux chien fou qu’il lâche sur les indociles ou qu’il fouette et jugule selon ses besoins. Il délocalise la torture, renverse les gouvernements élus, soutient les pires sous-ogres de la planète, pille toutes les ressources du monde grâce à sa joint ventureunique entre l’État et les corporations (finançant les razzias des oligarques avec l’argent des esclaves contribuables), s’emploie à taxer tout l’argent du monde et vit aux dépens du village global comme les voyous des favelas organisent leur petit ménage: l’œil injecté de cocaïne et le revolver sur la tempe de tous leurs voisins.Bref, notre père nourricier est, hors toute concurrence, le système criminel le plus avide et le plus tentaculaire depuis la chute du nazisme. La disproportion est si criante qu’il apparaît obscène de poursuivre et condamner qui que ce soit d’autreavant que la Méduse atlantique à la chevelure de serpents ne soit neutra- lisée. Mais justement: nul ne peut regarder la Méduse dans les yeux sous peine de pétrification. […]