"Quelques orthodoxes, animés d'un zèle très compréhensible
pour la vérité, se croient obligés de nier l'authenticité de l'apparition de
la Mère de Dieu à Bernadette et refusent de reconnaître les manifestations de
la grâce à Lourdes, sous prétexte que ces phénomènes spirituels servent à
confirmer le dogme mariologique étranger à la tradition chrétienne. Cette
attitude, croyons-nous, n'a pas de justification, car elle provient d'un manque
de discernement entre un fait d'ordre religieux et son utilisation doctrinale
par l'Église romaine. Avant de porter un jugement négatif sur l'Apparition de
Notre Dame à Lourdes, en courant le risque de commettre un péché contre la
grâce illimitée de l'Esprit Saint, il aurait été plus prudent (et plus juste)
d'examiner avec la sobriété d'esprit et l'attention religieuse les paroles
entendues par la jeune Bernadette et les circonstances dans lesquelles ces
paroles lui ont été adressées.
Pendant toute la période de ses quinze
apparitions à Lourdes, la Sainte Vierge a parlé une seule fois pour se nommer.
Elle dit : "Je suis l'Immaculée Conception". Or, ces paroles ont été prononcées le 25 mars 1858, à la fête de l'Annonciation.
Leur sens direct reste clair à ceux qui ne sont pas obligés de les interpréter en dépit de la saine théologie et
des règles de la grammaire : la conception immaculée du Fils de Dieu est le
suprême titre de gloire de la Vierge sans tache.
Les auteurs catholiques-romains insistent souvent sur le
fait que la doctrine de l'immaculée Conception de la Sainte Vierge a été reconnue, explicitement ou implicitement,
par plusieurs théologiens orthodoxes, surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les
listes impressionnantes des manuels de théologie rédigés à cette époque, pour
la plupart dans la Russie du sud, témoignent en effet jusqu'à quel point
l'enseignement théologique à l'Académie de Kiev et dans d'autres Écoles
d'Ukraine, de Galicie, de Lithuanie ou de Biélo-Russie a été affecté par les
thèmes doctrinaux et dévotiοnnels propres à l'Église de Rome. Tout en défendant
héroïquement leur foi, les orthodoxes de ces régions limitrophes subissaient
inévitablement l'influence de leurs adversaires catholiques-romains, car ils
appartenaient au même monde de civilisation baroque, avec ses formes particulières
de piété.
On sait que la théologie latinisée des Ukrainiens a
provoqué un scandale dogmatique à Moscou, vers la fin du XVIΙe siècle, au sujet
de l'épiclèse. Le thème de l'Immaculée Conception était d'autant plus
assimilable qu'il s'exprimait dans la dévotion plutôt que dans une doctrine
théologique définie. C'est sous cette forme déνοtionnelle qu'on trouve
quelques traces de mariologie romaine dans les écrits de saint Dimitri de
Rostov, prélat russe d'origine et d'éducation ukrainienne. C'est le seul nom
important parmi les autorités théologiques que l'on cite habituellement pour
montrer que le dogme de l'Immaculée Conception de Marie est acceptable pour les
orthodoxes.
Nous n'allons pas dresser, à notre tour, une liste (combien plus
imposante !) de théologiens de l'Église de Rome, dont la pensée mariologique
s'oppose résolument à la doctrine transformée en article de la foi, il y a un
siècle. Il suffira de citer un seul nom, celui de saint Thomas d'Aquin, pour
constater que le dogme de 1854 va à l'encontre de tout ce qu'il y a de plus
sain dans la tradition théologique de l'Occident séparé. Que l'on relise les
passages du Commentaireaux Sentences (I, III, d.3, q.I, art. 1 et 2; q.4, a. I) et de la Somme théologique (IIIa, q.27),
ainsi que d'autres écrits où le Docteur angélique traite la question de
l'Immaculée Conception de la Vierge : on y trouvera l'exemple d'un jugement
théologique sobre et précis, d'une pensée clairvoyante, sachant utiliser les
textes des Pères occidentaux (saint Augustin) et orientaux (saint Jean
Damascène) pour montrer le vrai titre de gloire de la très Sainte Vierge et
Mère de notre Dieu. Depuis cent ans, ces pages mariologiques de saint Thomas
d'Aquin sont scellées pour les théologiens catholiques-romains, obligés de se
conformer à la ligne générale mais elles ne cesseront pas d'être un témoignage
de la tradition commune pour ceux des orthodoxes qui savent apprécier le
trésor théologique de leurs frères séparés."
En la fête de la Conception de la très Sainte Vierge Marie
Vladimir
LOSSKY
Note adjointe à l'article publié
dans « Le Messager » n° 20, décembre 1954
dans « Le Messager » n° 20, décembre 1954
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