Attribuer les peines de cette vie au vice et la prospérité à la piété ? par St GRÉGOIRE le THÉOLOGIEN :

Parmi nous — et cela doit arracher les larmes — il y a des gens qui, loin de compatir aux malheureux et de les aider, les insultent et les attaquent méchamment en de stupides et vaines réflexions ; leur voix vient vraiment de la terre, ils parlent en l'air, leurs propos ne sont pas pour des oreilles prudentes et habituées aux oracles divins ; ils osent dire "C'est de Dieu que vient leur misère et c'est de Dieu que vient notre prospérité. Que suis-je pour aller contre les décrets de Dieu et pour me montrer meilleur que Dieu ? Qu'ils souffrent, qu'ils soient miséreux, calamiteux. Tel est Son bon plaisir."

Ces gens-là n'aiment Dieu que quand il s'agit de garder leur argent et de narguer les malheureux !
Or, ils montrent bien par leur langage qu'ils ne croient pas tenir vraiment de Dieu leur prospérité : qui en effet, pensant que c'est Dieu qui lui a donné ce qu'il possède, pourrait avoir de telles idées au sujet des indigents  ? Quand on tient quelque chose de Dieu, on en use aussi selon Dieu.

Que la souffrance des malheureux soit un châtiment de Dieu. nous n'en pouvons rien savoir tant que nous sommes ballottés, comme sur des flots dans le trouble de ce monde matériel. Qui sait si un tel est châtié a cause de ses vices et si tel autre est élevé parce qu'il est irréprochable,  ou bien si ce n'est pas le contraire, l'un étant élevé à cause de sa scélératesse, et l'autre éprouvé à cause de sa vertu ? L'un n'est-il pas élevé plus haut, afin qu'il tombe plus lamentablement, et ne jouit-il pas d'un délai jusqu'à ce que sa malice pleine et entière se déclare comme une maladie, afin qu'il soit plus justement châtié ? L'autre, au contraire, n'est-il pas accablé contre toute attente, afin d'étre éprouvé comme l'or dans le creuset et de perdre jusqu'à la moindre scorie du mal qu'il peut avoir ? Nul, s'il est né d'une génération humaine, n'est entièrement pur de souillure, ainsi que nous l'avons appris, quand bien même il parait digne de toute estime.

Je me garde bien, pour ma part, d'attribuer d'une façon absolue les peines au vice et la prospérité à la piété. Sans doute il arrive parfois, en vue de quelque avantage, que le vice soit enrayé par le malheur des méchants ou que la vertu soit favorisée par le bonheur des justes ; mais ce n'est pas toujours, ni d'une façon absolue ; cela est réservé à la vie future où les uns recevront la récompense de leurs vertus et les autres le châtiment de leurs vices. "Ils ressusciteront, dit l'Écriture, les uns pour la résurrection de la vie, les autres pour la résurrection du jugement."  Les choses d'ici-bas sont d'un autre ordre et d'une autre conduite, elles tendent toutes vers l'au-delà et ce qui nous parait anomalie est pour Dieu parfaitement normal ; de même, dans un corps il y a des parties supérieures et parties inférieurs, des éléments grands et d'autres qui sont petits, de même, sur la terre il y a des montagnes et des vallées et leur harmonieuse disposition constitue cette beauté qui s'offre à nos regards, de même encore, l'activité d'un artiste à l'égard de la matière qu'il travaille est pendant un certain temps désordonnée et irrégulière, mais elle devient vraiment de l'art lorsqu'elle s'oriente directement à la production d'un objet. 

Cela, nous le comprenons et nous I'admettons lorsque nous voyons la beauté de l'œuvre achevée, mais l'artiste lui-même n'est pas ignorant comme nous. Eh bien, de même les choses de ce monde ne sont pas gouvemées sans ordre pour cette seule raison que nous n'en connaissons pas les principes ! 

Si l'on veut donner une image de l'erreur dont nous parlons, on dira qu'elle ressemble quelque peu à l'état des gens qui ont le mal de mer ou le vertige : ils croient que tout chavire parce qu'eux-mêmes chavirent ! C'est ce qui arrive à ceux dont je vous entretiens en ce moment. Sont-ils  pris de vertige en face de quelque événement, ils ne supportent pas que Dieu en sache plus qu'eux. Ils devraient se donner de la peine pour chercher à comprendre, car la vérité serait peut-être accordée à leurs efforts ; ou bien ils devraient creuser la question avec des hommes plus sages et plus versés dans les choses spirituelles, puisque c'est là un don et que la vraie science n'est pas donnée à tous ; ou bien ils devraient se mettre à "la chasse" de la vérité (comme dit Platon) en menant une vie plus pure et en cherchant la sagesse auprès de la vraie Sagesse. Mais eux - o stupidité ! - se tournent vers la solution la plus facile : ils affirment faussement que le monde est absurde, parce qu'ils n'en connaissent pas l'explication ; et les voilà "sages" par ignorance, ou plutôt sots et ininelligents par suite d'une sagesse que je puis appeler oiseuse !
(in Discours XIV)

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