MEISTER ECKHART [1]



Un article excellent dans le magazine Valeurs actuelles
de Jean-François Gautier
sur Maître Eckhart, ce maître spirituel de "chez nous" et si proche de l'Orthodoxie qui n'est plus condamné par l'Eglise catholique romaine mais toujours pas réhabilité... Oui, les diplomates ecclésiastiques de l'Est et de l'Ouest peuvent bien s'embrasser tant qu'ils veulent... les uns comme les autres s'intéressent plutôt à autre chose qu'à ce qui motivent les chercheurs spirituels (ou plutôt comme le traduit si bien Jean-François Gautier "les mendiants de l'Esprit, les quêteurs de souffle" qui ont quitté un continent théologique étouffant et mortifère pour respirer le souffle plus vivifiant d'un autre... comme votre serviteur, qui a mis en gras certains passages de l'article.

Le site hellénique Ellopos publie régulièrement des articles très éclairants sur Meister Eckhart


"Eckhart, le souffle mystique
Spiritualité. Sa parole, mal comprise en son temps, continue d'interroger les théologiens.


Le maître allemand, “à qui Dieu n’a jamais rien caché”, développa un mouvement spirituel en Rhénanie et prêchait, dans sa langue, l’union mystique de Dieu et de l’homme.

Lorsque naît Eckhart von Hochheim en Thuringe, vers 1260, le catholicisme n’en a pas fini avec les croisades, autant dire : avec les péripéties d’ici-bas et leur cortège de déceptions. Le jeune Eckhart, protégé des conflits de l’heure, étudie chez les dominicains, puis part pour Paris en 1292-1293, et à nouveau en 1302-1303 ; il y acquiert le grade de maître en théologie et enseigne à la chaire des dominicains étrangers. De retour à Erfurt, il est élu provincial de Saxonie, puis vicaire général de Bohême, responsable de cinquante-six couvents allant des Pays-Bas à Prague en passant par l’Allemagne du Nord. Il y prêche en latin et – ambition proche de celle de Dante à Florence – en langue vulgaire, ce haut-allemand honni des clercs.

En 1311-1313, Eckhart enseigne à nouveau en Sorbonne. Premières critiques. « Tous ceux de Paris, avec toute leur science, ne pouvaient comprendre ce qu’est Dieu dans la plus infime créature, voire dans une mouche. Je dis à présent que tout ce monde ne saurait Le comprendre. Rien de ce que l’on peut penser de dieu n’est Dieu. » Une même spiritualité gouverna en Ombrie, un siècle plus tôt, avec le Cantique du frère Soleil de François d’Assise et ses méditations vers sa «soeur la fourmi». C’était l’époque des quatrième et cinquième croisades,sans compter celles des albigeois (1209) et des enfants (1212). Naquit alors une contestation sourde : les ordonnances savantes mènent à des catastrophes séculières ; la voie du recueillement, ouverte aux ignorants, n’est-elle pas mieux accordée aux besoins spirituels ? Ainsi vont les ptôkoï tô pneumati des Béatitudes de Matthieu, non les imbéciles heureux, mais les mendiants de l’esprit, quêteurs de souffle.
Tels sont les termes du débat entre science et nescience, qui va tout à la fois empoisonner et enrichir les conflits entre clercs au XIVe siècle. «Toute chose a un pourquoi, mais Dieu n’en a pas », assure Eckhart. Dès lors, quid des vérités instruites qui ont poussé au salut personnel et collectif par la libération des Lieux saints ? Sont-elles plus vertueuses que les sincérités de la méditation ordinaire, rehaussées de la contemplation d’une Nature offerte chez soi ? Dans le doute, les sermons de Maître Eckhart, prônés tant à Strasbourg après 1313 qu’à Cologne jusqu’en 1326, provoquent une enquête inquisitoriale de l’archevêque Henri II de Virnebourg, relative à quarante-neuf propositions suspectes.
Au cours de son premier procès, Eckhart se défend facilement : les thèses en question sont des transcriptions erronées de ses prêches, lues hors de leur contexte. Un second procès se déroule à Avignon en 1327 ; il refuse de s’y excuser et demeure intransigeant quant à l’authenticité de l’expérience mystique que condensent ses Traités et Sermons. Vingt-huit articles attribués à Eckhart, mort en 1328, seront condamnés un an après par Jean XXII. Le théologien Josef Ratzinger en examinera plus tard le dossier, bien avant de devenir le pape Benoît XVI. Selon lui, le procès n’ayant pas été canoniquement constitué, et quoi qu’il en soit de maladresses de langage, il n’y a pas motif à condamnation, ni à réhabilitation.
En définitive, qu’en reste-t-il ? Deux manières d’exister et de se réaliser. D’une part, une voie ouverte, nourrie ou pas de culture philosophique, théologique, agricole, familiale ou de métier : ce que je dois accomplir me passe infiniment, et la notion que j’en acquiers s’accorde à mes circonstances ; ce qui m’oblige à inventer ma vie plutôt que d’imiter un modèle. D’autre part, une voie intellectuelle, idéologique ou névrotique : je sais par avance où je vais, et je poursuis un destin dicté par les certitudes dont je suis le dépositaire, spirituel ou non. Opposition radicale. La manière d’exister dessinée par Eckhart, murée en son temps et depuis agréée par Benoît XVI, est l’une des voies possibles, favorite de l’orthodoxie mais interdite de principe par le rationalisme moderne.
Eckhart assurait : « Si tu demandes à Dieu la santé quand tu es malade, ta santé t’est plus chère que Dieu. Alors il n’est pas ton Dieu : il est le dieu du ciel et de la terre, mais il n’est pas ton Dieu. » Ce principe de détachement (Abegescheidenheit) hérite de la théologie négative grecque, dite “apophatique” en orthodoxie. On le retrouvera dans le Mémorial de Pascal (1654) cousu dans sa veste, prière à un Dieu qui n’est pas celui « des philosophes et des savants » et ne contredit pas Celui des simples. Eckhart était par avance intervenu dans cette discussion : «Ne pas se contenter d’un dieu pensé, car si la pensée s’évanouit, dieu s’évanouit lui aussi. » Elle concernera Jean de la Croix, le Fénelon du « pur Amour », ou le Rousseau du Vicaire savoyard regardant la Nature comme le premier langage de Dieu : il n’y a pas de savoir de la vérité, mais il y a une vérité aven aventureuse à accomplir dans le cours d’une existence attentive, débarrassée de toute représentation déjà là. En terre germanique,tout le débat sur les vérités de la foi et celles des oeuvres, racines de la protestation de Luther (1530), en est issu. Au-delà, Eckhart, initiateur de la langue philosophique allemande, compte Nicolas de Cues, Schopenhauer ou Heidegger dans sa postérité et,en poésie, Angelus Silesius (« La rose est sans pourquoi/Elle fleurit parce qu’elle fleurit/Et ne prend soin de soi […].»), le romantique Novalis ou Rainer Maria Rilke.
[...]
L’erreur serait de croire aujourd’hui en une manière d’exister sur terre divinement, c’est-à-dire sans errements ; elle relèverait non d’une mystique mais d’une pratique ou d’une éthique impossibles, traits fondamentaux d’un comportement névrotique."

Maître Eckhart, être Dieu en Dieu, textes choisis et présentés par Benoît Beyer de Ryke, Seuil, coll. “Sagesses”, 96 pages, 5 euros.



Commentaires

Anonyme a dit…
Merci beaucoup,
par contre vous dîtes qu'il n'est pas réhabilité par l'Eglise catholique alors que dans l'article Joseph Ratzinguer dit qu'il n'a pas à être réhabilité puisqu'il n'était pas condamné.
La réhabilitation de quelqu'un qui n'a jamais été condamné serait un peu absurde.