L'art de la peinture d'icônes dans un monde postmoderne : Entretien avec George Kordis [2]

P. Silouane: On peut dire que votre travail non liturgique montre l’utilisation créative des différentes écoles de peinture du début du XXe siècle. Par exemple, parfois Vincent van Gogh vient à l’esprit, puis le fauvisme et l’expressionnisme, ou la scuola metafisica de Giorgio de Chirico. Peut-on dire que ces autres facettes de la peinture du XXe siècle ont influencé, non seulement votre travail non liturgique, mais aussi votre style comme iconographe ? Y a-t-il des leçons à tirer de l’histoire de la peinture au début du XXe siècle, qui peuvent être revalorisées pour notre utilisation comme iconographes sans tomber dans le piège de l’innovation délibérée ?

George Kordis : La peinture occidentale après la Renaissance et jusqu’à l’époque moderne constitue une grande tradition de l’art, et nous, en tant que peuple contemporain, participons à cela que nous le voulions ou non. Donc, il est naturel et légitime d’être influencé par cette tradition et ses grandes réalisations. La seule question pour moi est de savoir comment gérer ces réalisations pour la continuation de la tradition orthodoxe qui doit être accomplie sans interruption. C’est la seule question. Afin que cela soit réalisé, nous les peintres devons être très prudents. Tout élément tiré de la peinture profane doit être approprié et doit pouvoir être assimilé dans la tradition précédente. Par exemple, les idées impressionnistes sur l’utilisation de la couleur peuvent être partiellement adoptées par les iconographes orthodoxes. L’idée d’utiliser des couleurs complémentaires comme les Impressionnistes en ont utilisé est très bien. Mais, il ne faut pas, en tout cas, perdre le rendu linéaire des points forts et les formes clairement définies des éléments représentés sur les icônes. Les formes brumeuses et informes de la peinture impressionniste ne conviennent pas pour la peinture byzantine. Un autre exemple : les couleurs fortes Fauves pures sont belles dans une peinture miniature, et dans ce contexte nous avons pu utiliser certaines combinaisons ou des couleurs à partir d’une telle palette. Mais, à mon avis, nous ne pouvons pas utiliser cette palette dans une peinture murale d’église, où l’exigence d’une atmosphère paisible et sereine est prédominante.
L’utilisation d’éléments de la peinture profane a toujours été une pratique courante dans la période byzantine et post-byzantine pour tous les peintres d’icônes. Donc, il ne faut pas avoir peur de cela. Nous devons simplement être conscients de la profondeur de notre Tradition pour le maintien et l’enrichissement à atteindre.

St Alypios par George Kordis


P. Silouane : On peut peut-être parler, en termes généraux, de deux tendances majeures dans l’histoire de la peinture d’icônes : classique et expressive. Dans la première, on peut le voir, le sens gréco-romain ou grec de la proportion et de la beauté penche principalement vers le naturalisme et un sentiment de solidité corporelle. La deuxième se penche plus vers une sorte d’abstraction, de simplification graphique, la linéarité, l’allongement, la « distorsion » et l’aplatissement des formes. Une troisième possibilité stylistique serait la combinaison de ces deux extrêmes. Est-il incorrect de parler de votre travail comme d’un « expressionisme iconographique » ?

George Kordis : Il est vrai que dans le passé et dans le cadre de travail de la peinture byzantine, il y avait deux tendances, l’une descendant du naturalisme hellénistique, et l’autre un de l’expressionisme de l’Antiquité tardive. Mais, ces deux tendances ont toujours été mélangés et il y avait une combinaison d’éléments des deux traditions. Donc, dans la peinture Comnène par exemple, qui est la plupart du temps linéaire, il ne manque pas de rendu du volume et d’expression de la corporéité. Et dans la peinture Paléologue, où le rendu du volume est prédominant, le linéarisme est toujours présent, puisque tout est rendu dans des formes fermées et définies de couleurs. Donc, je crois qu’il n’y a pas une telle distinction claire et nette entre ces deux tendances. Personnellement, j’étudie toute la tradition comme une unité et je prends des éléments de toutes les tendances stylistiques et « écoles ». La seule chose que je fais est de composer dans le cadre de la Tradition et de ne pas détruire les règles et les principes de base. L’icône doit toujours être une présence de la personne représentée. La personne représentée doit être immédiatement reconnaissable par les fidèles. L’icône doit envahir la réalité des spectateurs et créer un lien esthétique avec eux. Les spectateurs qui entrent dans une église peinte doivent sentir la présence des saints et avoir un goût des qualités du Paradis.

St Jean le Précurseur par George Kordis


P. Silouane : Dans votre travail, vous ne copiez simplement pas les prototypes, mais plutôt vous les interprétez de façon créative, sans d’aucune façon, il me semble, compromettre la fidélité à la Tradition. Parfois, il semble que même si vous arrivez à des prototypes jamais vus auparavant, mais là encore, ne comprometez la Tradition façon. Je me souviens d’une icône récente de « La vision de saint Paul sur le chemin de Damas », et vos anciennes compositions des grands événements de l’Évangile et des Pères de Philocalie. Certains font de la tâche de l’iconographe une sorte d’académisme, une duplication purement mécanique de formes sclérosées, ne laissant aucune place à des solutions créatives à des problèmes picturaux. Pouvez-vous, s’il vous plaît, préciser la congruence apparemment paradoxale entre la créativité artistique et la fidélité à la Tradition ?

George Kordis : Comme je l’ai déjà mentionné, ce que je fais est suivre la tradition et travailler sur son terrain. Le cœur de la Tradition est la seule chose qui compte. Malheureusement, aujourd’hui, de nombreux iconographes croient que la Tradition est définie par certaines formes spécifiques créées dans le passé par de grands iconographes. Cela ne signifie pas la Tradition, mais seulement des expressions de la tradition dans le temps. Voilà pourquoi nous avons des écoles et des tendances dans le passé. Les iconographes étaient au courant de la raison derrière la peinture, ils savaient ce qu’ils recherchaient quand ils traçaient des lignes et utilisaient des couleurs. Voilà pourquoi leur peinture, leurs icônes, même si elles ne sont pas identiques, sont néanmoins unies dans la masse commune des principes et des idéaux. La Tradition est toujours stable et changeante. Il a toujours ces deux caractéristiques, sinon elle est pas Tradition. Si la Tradition arrête la création, il n’y a plus de Tradition mais un musée. La fidélité à la Tradition signifie la création sur le terrain de ses valeurs et principes stables.



Les Saintes myrrophores par George Kordis

P. Silouane : J’ai remarqué que vous travaillez principalement de mémoire. Lorsque vous travaillez sur une composition sur les murs d’une église, vous ne consultez pas de modèles. Il n’y a pas de photos ou de dessins autour de vous qui sont utilisés comme référence. Il me semble que si vous avez mémorisé les prototypes et vous vous les rappeler, vous travaillez de manière extratemporelle. Cela permet un arrangement et une composition spontanée pour résoudre les problèmes, en fonction du contexte architectural immédiat. Par conséquent, à la fin, la composition respire, elle ne semble pas artificielle, forcée de s’intégrer sans qu’elle soit adaptée complètement, comme il arrive souvent quand une toile est peinte selon des mesures, puis collée sur place. La réponse simple serait que c’est un don que vous avez reçu, mais je suis sûr que vous conviendrez que cette compétence n’a pas été sans de nombreuses années d’expérience et de travail acharné. D’après ce que vous avez appris au fil des ans, quels conseils donneriez-vous à un iconographe cherchant à acquérir ce niveau de mémorisation picturale?

George Kordis, Moses Encountering the Burning Bush. Preparatory drawing on a wall of the Faneromeni Church, Greece.


George Kordis : Il est bon d’étudier l’exemple d’icônes anciennes avant de commencer à travailler, de sorte que nous puissions être sûrs qu’il n’y aura pas d’erreurs dogmatiques dans nos icônes. Mais il est également important de commencer à travailler en mémorisant les formes. De cette façon, le peintre d’icône travaille avec beaucoup de liberté et de cœur. Vous gardez dans votre esprit le saint et l’événement, et vous travaillez à prier plus que d’essayer de copier les formes. Les icônes de cette façon pourraient être plus spontanées, plus authentiques. Mais il faut du temps et de la pratique pour devenir aussi habile.

P. Silouane : Comme cela a été mentionné plus haut, à côté de votre travail iconographique, vous vous engagez aussi dans la peinture non liturgique et le dessin. Il y a une tendance à les considérer comme mutuellement exclusifs. Néanmoins, il me semble que votre pratique aborde le problème contemporain d’un monde de l’art qui est devenu déconnecté du sacré. Par conséquent, d’une certaine manière votre travail séculier peut être vu comme un pont, ou « seuil », à travers lequelle l’homme contemporain peut être rappelé à l’immanence du Sacré en dépit de sa souffrance, puisqu’il cherche une véritable communion dans son difficile situation déchue. Car peut-être les images poétiques de couples enlacés et d’amants mélancoliques ne sont que des personnifications de notre désir intense d’union avec Dieu, dans l’esprit du Cantique des Cantiques. Même si le ton du thème est tragique, parle de l’isolement et que la souffrance dresse sa tête, il ne me semble pas manquer d’un côté rédempteur si le considère dans le corps complet de votre travail. Pris dans son ensemble la joie de vivre y prédomine. Mais ce sont mes interprétations. Qu’est selon vous le thème principal de votre travail non liturgique? Et comment l’art séculier peut-il servir de « seuil » au mystère du Sacré, dans une culture qui a oublié la fonction et le potentiel sacramentel de l’art tel qu’on le voit dans l’icône ?

George Kordis, Fiddler, 2007. From a series of paintings based on the poem by Seferis, “Thrush.”


George Kordis : J’aime votre approche. Il est vrai que ma « peinture séculière » n’est pas vraiment séparée de l’art sacré. Les chrétiens orthodoxes dans le passé ont utilisé le même mode de peinture pour rendre les thèmes ecclésiaux et non ecclésiaux. Ainsi, dans la peinture byzantine il y a beaucoup de thèmes qui décrivent la vie quotidienne ou d’autres thèmes dans le même style que les icônes. Les mêmes idéaux et les principes sont utilisés pour décrire même des thèmes païens avec les dieux des païens. Beaucoup de ces peintures sont conservées en particulier dans les miniatures. Mon intention est de peindre les différents aspects de la vie humaine, car l’Église orthodoxe embrasse tout, même la « tragédie » de personnes isolées post-modernes, qui vivent sans aucune référence à Dieu. L’utilisation du mode de la peinture byzantine est, je crois, le pont qui relie tout et donne l’impression que même la réalité humaine déchue n’est pas exclue, que même là nous trouvons une odeur de la lumière de l’Église. Il y a partout de l’espoir et de la profondeur.

Liberté. Une personnification de la liberté et de la mort par George Kordis


P. Silouane : Au Royaume-Uni la « Prince’s School of Traditional Arts » offre un cours d’études de niveau post-universitaire pour la peinture d’icône avec Aidan Hart. En outre, en Grèce, la Russie et en Roumanie, des programmes de peinture d’icônes professionnelle peuvent être trouvés dans des séminaires et des universités. Néanmoins, ici aux États-Unis tout ce que nous avons sont les ateliers itinérants hebdomadaires qui sont orientés davantage vers la poursuite de l’iconographie en amateur. Comment voyez-vous ce phénomène, et que pensez-vous qu’il doive se produire en premier lieu, ici aux États-Unis, avant de voir une école professionnelle d’iconographie s’atablir pour la formation de l’iconographie future ?


George Kordis : Il est vrai qu’aux États-Unis il n’y a pas école professionnelle d’iconographie. Il n’y a pas d’endroit où quelqu’un pourrait être correctement formé pour devenir un iconographe qualifié et bon. Bien sûr, dans le monde orthodoxe, il y a toujours le problème de la méthode d’enseignement. En voyageant et en enseignant dans le monde entier, j’ai vu que chaque iconographe utilise différentes méthodes et effectivement improvise. C’est un problème. Non pas parce qu’il existe différentes méthodes, mais parce que généralement ces méthodes ne sont pas de véritables moyens d’atteindre l’objectif de l’enseignement. À mon avis, nous devons d’abord travailler à l’établissement d’une bonne méthode d’enseignement, basée sur le sol de la Tradition. Une méthode qui pourrait aider les élèves à devenir des créateurs et non des copistes. Puis une école de peinture d’icônes pourrait être établie, où des iconographes expérimentés du monde entier pourraient être invités à faire part de leur expérience et de leurs connaissances. De cette façon, nous pouvons espérer que dans les prochaines décennies une « école » américaine d’iconographie pourra être établie avec ses propres caractéristiques et particularités.

Alexandre Papadiamandis par George Kordis
Remerciements  à Jean-Claude LARCHET
pour la traduction 

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