MÈRE THÈCLE, JOHN TAVENER [2]
C’est une femme d'origine russe, belle, diplômée de Cambridge, Mère Thècle, qui a co-fondé le monastère près de Whitby dans lequel elle a vécu recluse jusqu’à la fin de sa vie. C’est elle qui a écrit les textes de quelques unes des œuvres religieuses les plus importantes du compositeur Tavener, et qui a été la force motrice spirituelle qui a animé l'une de ses pièces les plus célèbres, The Protecting Veil (1987) [Pokrov (ru), Hagia Sképè (gr)].
En 1993, elle a composé le texte de Song For Athene de Tavener, écrit à l'origine en mémoire d’Athena Hariades, une jeune actrice demi-grecque de ses connaissances ayant trouvé la mort dans un accident de vélo. Tavener a assisté à l'enterrement d’Athene, et quand il est reparti il avait déjà la musique entièrement composée dans son esprit. «J’ai appelé Mère Thècle ce même jour, se souvient-il, et je lui ai dit : « Je veux du texte. »
Le lendemain il avait un courrier de Thècle contenant la citation de Hamlet de Shakespeare: «que des vols d’anges te conduisent en chantant à ton repos », ainsi que des versets de l'office funéraire orthodoxe.
Rebaptisé pour l'occasion, Song For Athene est devenu la musique jouée lorsque le cercueil de Diana, princesse de Galles, a été transporté de l'abbaye de Westminster, en Août 1997.
Mère Thekla a aussi été la librettiste de Tavener pour son opéra Mary Of Egypt (Sainte Marie l’Égyptienne) (1992) et pour des oeuvres chorales dont l'Apocalypse (1993) et Fall and Resurrection(1999), dédié au Prince de Galles, son ami.
Elle a exercé une influence remarquable sur Tavener, presbytérien qui avait flirté avec le catholicisme romain avant de se convertir à l'Église orthodoxe en 1977.
Il a contacté Sœur Thekla, qu'elle était alors, en 1984, après avoir lu un livre religieux qu'elle avait écrit. Elle est ensuite devenue l'un des principaux guides spirituels du compositeur: il l'appelait sa mère spirituelle.
Thekla a été élevée en Angleterre et a travaillé comme actrice et maîtresse d'école avant de prendre ses vœux. Sa relation avec Tavener était presque télépathique: elle lui envoyait des mots étranges - «crucifier» ou «pomme», par exemple - qu'il devait instinctivement comprendre et interpréter. Il l’a décrite une fois comme «la femme la plus remarquable que j'ai jamais rencontrée dans ma vie».
Pourtant, à bien des égards ces personnes qui formaient un « couple » étaient totalement opposées. C’était Thekla, toujours pratique, qui a entraîné le Tavener qui n’était pas de ce monde dans la dynamique d'un partenariat créatif. Elle n'a jamais perdu sa veine espiègle d’actrice et persistait à l’appeler «mon chéri». En dépit de toute sa piété, Tavener la voyait comme un «personnage assez sauvage, assez redoutable ; elle avait un tempérament féroce ».
Il ne pouvait pas imaginer travailler avec un autre librettiste :«C’est une de ces relations très particulières dans la vie, qui ne se reproduira plus. » Quand Tavener a osé suggérer une sorte de collaboration professionnelle, Thekla a répondu, dans son style : «Oui, mon chéri, mais en coulisses. »
Avec une autre religieuse, Mère Maria, Mère Thekla a fondé la première communauté orthodoxe en Angleterre, se déplaçant d'un monastère qu'elles avaient fondé en 1966 à Filgrave, Buckinghamshire, dans une ferme délabrée à Higher Normanby, en dehors de Whitby, en 1971. C’était l'endroit le plus sombre que l’on puisse trouver, sur le bord des landes du North Yorkshire.
Les religieuses se réunissaient seulement à midi, pour un repas frugal de légumes du potager et du riz. À l’hesychasterion (ermitage ou maison de prière) Thekla suivait la routine simple de Hilda une sainte du 7ème siècle : elle se levait à 4h du matin, s'enveloppait dans un "linceul" noir flottant qui lui servait d’unique habit et s’adonnait à la prière toutes les trois heures, six fois par jour.
La ferme était divisée en «cellules» meublées simplement dans lesquelles les religieuses dormaient et méditaient ; une ancienne étable est devenue leur chapelle. À l’ordinaire immuable de leurs offices et de leurs obligations quotidiennes, s’ajoutait un travail de traduction des offices liturgiques, la peinture d’icônes dont elles ornaient les murs de la chapelle, et la culture de la terre autour de la ferme.
Les touristes n’étaient pas encouragés à la visite. Un panneau à l'entrée avertissait : "Clôture de monastère, ne pas entrer." À l'origine, il y avait cinq religieuses à Higher Normanby, mais après le décès des moniales Maria, Catherine et des deux autres, Thekla s’est retrouvée seule jusqu'en 1994, avec l'espoir qu'une plus jeune sœur, d'origine américaine, sœur Hilda, prendrait le relais. En fin de compte, ce ne fut pas un succès. Il y a quelques années Hilda sans cérémonie livra Mère Thekla à l'infirmerie de l'abbaye anglicane de St Hilda à Whitby. Hilda prit la relève au monastère, mais le vendit et mourut à Whitby en 2010.
Fille d'un avocat, Mère Thekla est née Marina Sharf le 18 Juillet 1918 à Kilslovodsk dans le Caucase au milieu de la clameur de la Révolution russe. Elle a décrit son baptême dans un vase de fleurs parce que ses parents ont été empêchés de se rendre à l'église par des tirs croisés dans les rues. Peu après, ils ont déménagé en Angleterre et elle a grandi à Richmond, dans le Surrey, avant de déménager à Chelsea.
Formée à l’école de filles de la City de Londres, elle est allée ensuite au Girton College, à Cambridge, pour y faire des études d'anglais, obtenant son diplôme en 1940. L'année suivante, elle a rejoint le WAAF (Women's Auxiliary Air Force) et a passé la guerre à travailler pour les services secrets britanniques, en partie en Inde, comme mentionné dans les dépêches en 1943, elle ne s’est cependant jamais attardée sur cet épisode de sa vie.
Après la guerre, elle a travaillé pendant quelques années comme fonctionnaire au Ministère de l'éducation, ensuite en tant que professeur, et elle est devenue responsable du département d'anglais à l'école de filles de Bedford.
Sa décision de devenir religieuse fut abrupte. «Je suis allée faire une retraite et j’ai fait la connaissance de Mère Maria et voilà. Ce fut un appel. Un peu comme un coup de foudre. Vous ne pouvez pas vous y opposer quand cela vous frappe. J’avais l'habitude d'aimer des choses comme visiter les magasins de livres d'occasion, mais vous ne pouvez pas comparer la vie de maintenant avec la vie d’avant. C’est comme marcher à reculons à travers un miroir.»
Sa nouvelle vie était en contradiction totale avec son éducation privilégiée. En tant que Mère Thekla, elle faisait cuire des pains, tandis que ses œufs étaient fournis par une ferme locale. Bien que le monastère ait été équipé d’une micro-onde, d’une machine à laver et d’un ordinateur, ces frivolités que sont la télévision, la radio, le téléphone et les journaux étaient interdits.
« C’est la monotonie de notre vie qui libère l'esprit ; tout ce qui peut survenir devient sans importance » disait Mère Thekla à un journaliste en visite en 2002. « C’est très douloureux d'être confronté à votre vrai soi sans les parures. Il y a du temps ici pour prier pour le monde. Voilà notre travail : ce n’est pas quelque chose que nous faisons pendant nos loisirs du dimanche. »
C’est un petit livre de Thekla La Vie de Sainte Marie d'Égypte (1974), la célèbre sainte ancienne prostituée, qui a attiré l'attention de John Tavener et qui est devenu la base de son deuxième opéra, Mary Of Egypt (1992). À cette occasion, elle a soutenu de ses conseils Tavener après le décès de sa mère en 1985 à la suite duquel il craignait qu’il n’écrirait plus jamais écrire de musique.
Ayant retrouvé une muse, Tavener a été conseillé par Thekla de «revenir sur le marché » - pour employer un langage commerçant - et il l'a fait avec The Veil Protection pour violoncelle et cordes, qui, avec tout son contenu mystique est devenu un énorme succès populaire, grâce en grande partie à Classic FM, qui l’a passé sur sa station de façon répétée. « C’était devenu ridicule, se rappelait Tavener. Je ne pouvais même pas aller à un aéroport sans être accosté par des gens qui me disaient : « Je veux vous dire maintenant à quel point votre musique nous a touchés. » La pièce a été un tel succès qu'il a permis à Tavener de vivre de sa musique.
Quand les critiques classiques ont rejeté son travail, Thekla l'encourageait avec le mantra : «Soyez mort à tout cela, mon chéri. Soyez seulement mort. »
Elle a écrit les textes pour le visionnaire We Shall See Him As He Is (1993) de Tavener, extrait de la première épître de Jean, et pour Let Us Begin Again (1995), qui est mimé ainsi que chanté. Pour Total Eclipse (2000), dans lequel Tavener a confronté un orchestre d'instruments baroques au transcendant saxophone soprano de John Harle, Thekla a compilé des extraits des Évangiles pour les solistes et le chœur qui décrivent la conversion de saint Paul sur le chemin de Damas.
En 2003, des nouvelles d'une "effroyable rupture" ont suggéré que Mère Thekla et Tavener s’étaient brouillés, apparemment à cause de l'intérêt croissant du compositeur pour les religions orientales. Mère Hilda a déclaré que si on lui demandait d'expliquer ce qui était arrivé, Thekla répondrait probablement, « Pardon my French: 'Go to Hell’». [Excusez ma grossièreté : « Allez au diable !]
Mère Thekla a été la dédicataire du mémoire de John Tavener The Music Of Silence: A Composer’s Testament (1999). Non seulement elle l’avait aidé spirituellement, y disait Tavener, mais elle avait également « aidé à accorder ma musique et ma vie.»
À sa grande tristesse, Mère Thekla n'a laissé aucune collègue survivante. À ses funérailles à l'abbaye de St Hilda une chorale a chanté un morceau nouvellement composé par Tavener, They are all Gone into the World of Light ainsi que Song for Athene.
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