Père Basile [Pasquiet] Higoumène du monastère de la Sainte-Trinité à Tcheboksary, en Tchouvachie
Père
Basile : « Je suis devenu orthodoxe pour m’accomplir en tant que catholique »
Le père
Basile, alias Vassili Pasquiet, un moine français catholique converti à l’Orthodoxie
et pratiquant en Russie depuis bientôt vingt ans. Longue conversation à cœur
ouvert dans le monastère de la Sainte-Trinité qu’il dirige à Tcheboksary, un
lieu non ostentatoire et accueillant, comme on n’en fait presque plus.
Père Basile : Vous croyez, Nina ?
Le Courrier de Russie : Si on veut, oui.
En l’être humain.
P.B. : L’humain, c’est la dernière chose en
laquelle il faut croire ! Voyez ce que font les hommes, c’est terrible… Les
seuls humains agissant normalement sont ceux qui croient en une divinité.
LCDR : Ah bon ? En n’importe laquelle ?
P.B. : (soupirs) Je serais malhonnête en vous
répondant oui puisque je me situe dans la lignée judéo-chrétienne. Je crois en
la réalisation de la Bible, en une religion dans laquelle Dieu s’est révélé.
Dans les autres croyances, les hommes cherchent encore. Ce que, bien
évidemment, je ne condamne pas. Bien sûr, certaines religions ne sont que
mensonges. Mais de la même façon, je ne peux condamner quelqu’un qui a été
trompé.
LCDR : Qu’est-ce qui vous a poussé vers
l’Orthodoxie ?
P.B. : Je n’ai pas été « poussé ». Personne ne
m’a forcé. J’ai été attiré, comme l’aimant vers le métal. À l’adolescence, je
cherchais un maître à penser. Qui s’est incarné assez bêtement, lors d’un cours
de philo au lycée, en la personne de Gandhi. Dans les années 1970, mon frère
vivait dans la communauté chrétienne de l’Arche, dans le Larzac, où un groupe
de bergers était entré en résistance contre l’armée française qui voulait
installer des bases militaires sur le plateau. Les bergers étaient soutenus par
la communauté catholique de l’Arche où on les formait à la non-violence. À 17
ans, après avoir reçu mon tout premier salaire dans une usine, je me suis
acheté un sac à dos, un sac de couchage, une tente et je les ai rejoints. C’est
là-bas que j’ai éveillé ma conscience religieuse et que j’ai été initié au rite
catholique dit « oriental » dans une communauté dont j’avais entendu parler,
celle de la Théophanie. L’encens, les icônes, les chants, tout cela me mettait
plus à l’aise.
« J’ai toujours été persuadé que la
catholicité résidait dans l’Orthodoxie »
LCDR : Plus que le rite latin ?
P.B. : Il faut dire que le rite latin
n’existait plus vraiment. Quand j’étais enfant de chœur, il restait quelques
coutumes, mais ensuite… On s’est débarrassé de beaucoup de choses, des rites
ont disparu dans une modernisation de l’Église assez mal gérée dans l’ensemble.
L’orgue a cédé la place à la guitare électrique, les prêtres pouvaient se
balader en short, plus rien n’avait d’importance ! Peut-être que si je n’avais
pas connu le rite oriental, je serais resté chez les Latins, qui sait ? Mais je
suis donc devenu moine oriental, ce que l’on appelle un « Grec catholique », à
22 ans. Et j’ai été envoyé à Jérusalem pendant dix ans.
LCDR : Pour y faire quoi ?
P.B. : Nous avons transformé un monastère
franciscain, une maison d’études, en monastère grec catholique. Nous étions
donc des catholiques qui servions dans le rite byzantin. J’ai toujours été
persuadé que la « catholicité » résidait dans l’orthodoxie, dans son côté
universel, sans rupture et aux traditions originelles. Et en 1991, après
l’éclatement de l’URSS, on a commencé à voir arriver des Russes en Israël : on
s’est réveillé un jour à Jérusalem et ça parlait russe !
LCDR : Des Juifs ?
P.B. : Des Juifs oui, mais aussi des gens qui se
sauvaient tout simplement de chez eux, des orthodoxes ou des non-croyants…
potentiellement orthodoxes, puisque Russes ! Les côtoyer me fut très naturel et
ils m’encouragèrent à aller en Russie – ce qui me paraissait, à l’époque, une
idée totalement saugrenue. Mais peu à peu, j’ai commencé de rencontrer
régulièrement des gens de l’Église orthodoxe, notamment l’évêque de
Tcheboksary, en secret bien sûr. Un jour, j’en ai eu assez de ce double jeu que
je menais : je suis allé voir le patriarche de l’Église orthodoxe russe en
Israël, qui m’a dit d’aller en Russie pour ma consécration. Je suis arrivé à
Moscou en 1993, en janvier.
« J’ai laissé le Français en moi au fond de
l’eau : je suis devenu Russe »
LCDR : Pourquoi précisément la Russie ?
P.B. : Un catholique fuyant son monastère pour
devenir orthodoxe, c’était un peu embarrassant… La Russie, c’est grand – je
pouvais vivre caché, au moins au début. Ce que j’ai fait, d’ailleurs : j’ai
toujours refusé toute affectation en ville. Je me suis donc réveillé là-bas en
plein hiver en sachant que je n’en repartirai pas. Sauf que j’étais vêtu pour
la Grèce, pas pour la Russie ! Je suis arrivé pile pour le baptême de la
Théophanie, et j’ai compris que si je ne plongeais pas dans l’eau glacée, je
loupais mon intégration. Ce jour-là, j’ai laissé le Français en moi au fond de
l’eau : je suis devenu russe.
LCDR : Et ensuite ?
P.B. : J’ai gravi les échelons, comme on dit… je
suis devenu diacre, puis prêtre et enfin curé dans le village de Nikoulino, en
Tchouvachie. Puis, je suis resté 15 ans à Alatyr, une ville de 40 000 habitants
au sud de cette république de Tchouvachie, où l’on a reconstruit une église
dans un hôpital : la paroisse était missionnaire, on a créé une école du dimanche
pour des gens de toutes origines. Ensuite, nous avons lancé la construction
d’une autre église : dans une prison pour femmes, à la demande des
pensionnaires. J’avais peur la première fois que j’y suis allé – je me faisais
des idées terribles sur ce que j’allais trouver dans cette prison. Le
directeur, d’ailleurs, m’a accueilli d’un glacial « d’autres ont essayé avant
vous et ont laissé tomber. » Mais je n’ai pas abandonné. Et le jour où je
devais partir, une icône de la prison – pas une grande réussite artistique, du
reste – s’est mise à pleurer… et c’est devenu un lieu de pèlerinage !
LCDR : Qu’est-ce qui vous différencie des autres
gens d’église que vous côtoyez, origines exceptées ?
P.B. : À la différence d’autres moines, je n’ai
personne ici : pas de connaissances, de famille, pas de clan. Ce fut une chose
difficile personnellement mais positive pour ma fonction – vu que je n’ai pas
d’attirance pour le bien-être, le confort, pas de famille à placer ou à
favoriser, etc. Du coup, j’ai un peu mis les pieds dans le plat en arrivant à
Tcheboksary : j’ai balayé les mécanismes de clan existants. Même le ministre
local des Affaires intérieures voulait ma tête : il s’opposait à ce que je
reste car je n’accordais plus les mêmes faveurs.
LCDR : C’est-à-dire
?
P.B. : Je ne sais pas si mes prédécesseurs
recevaient de l’argent… mais pour moi en tout cas, un monastère a ses règles et
ses coutumes. Il y avait par exemple un café qui faisait des chachliks, juste
là-devant. Nous, les moines, ne mangeons pas de viande et on avait dans le nez,
à longueur de journées, ces odeurs de grillades… Ou bien ce vendeur de glaces,
qui branchait son frigo chez nous, l’été. J’ai fait cesser tout cela. Ça n’a
pas plu à tout le monde et il y a eu des plaintes : « On n’a donc pas trouvé
mieux qu’un Français ? », disaient-ils. Et mon évêque répondait : « Non, je
n’ai pas trouvé mieux ! ».
« Les Russes m’ont libéré d’une certaine
pudeur »
LCDR : Quand sait-on qu’une règle est la bonne ?
P.B. : C’est difficile… Il y a la parole d’Évangile,
évidemment, qui est indiscutable. Et puis il y a l’usage. On nous répète depuis
des générations « ne mets pas les doigts dans ton nez », n’est-ce pas ? Mais
qui a dit que c’était mal ? C’est l’usage, on a cru bon de décider ainsi. En
général, les mauvaises règles ne restent pas. Le problème en Russie, c’est
qu’il n’y a pas eu de continuité dans la transmission des règles, des coutumes
monastiques. Alors, on doit secouer un peu d’abord, grogner et s’adoucir
ensuite pour se faire entendre. En fait, l’important est moins la règle que la
compréhension que l’on en a.
LCDR : Qu’est-ce qui a été le plus dur dans votre
intégration ?
P.B. : On m’a parfois accusé d’être un envoyé de
l’Église catholique, une sorte d’espion ou encore d’être un franc-maçon.
Récemment, le représentant régional du parti d’opposition Russie Juste a
débarqué dans mon bureau sans prévenir, avec sa horde de journalistes. Ils
m’ont photographié en train de lui donner la bénédiction et ça a été publié.
C’était trop facile, les gens se sont précipités pour dire : « Ah ! Vous voyez,
nous savions bien qu’il était de l’autre côté » !
LCDR : Qu’est-ce que venir ici vous a apporté ?
P.B. : Les Russes m’ont donné la possibilité de
me réaliser en tant que personne. Ils m’ont libéré. Le premier pas fut cette
fameuse séance de baptême pour la Théophanie en 1993. Ils m’ont libéré d’une
certaine pudeur… Les Français sont si coincés !
LCDR : Comment ça ?
P.B. : Ils s’ennuient et sont ennuyeux. Lorsque
je vais à Cannes, pour rendre visite à la communauté russe orthodoxe, on va au
restaurant et on met l’ambiance ! Les Français parlent à voix basse, ils ne
veulent pas déranger. Alors qu’avec nous, c’est la fête !
LCDR : Et le plus grand défaut des Russes, alors
?
P.B. : Ils n’ont aucune mesure (rires) ! Ils ne
savent pas s’arrêter. En même temps, les qualités, les défauts, vous savez… Si
ça se trouve, ça n’en est pas un. Toute la publicité faite en France contre la
Russie m’horripile. C’est mensonger – et surtout, en quoi est-ce que ça les
regarde ? Quand je défends une autre idée de la Russie, mon père me dit « oh,
ça doit être ton Poutine qui t’a encore fait boire quelque chose ! »
« Sous l’URSS, pratiquement tous les
communistes étaient baptisés – même au sein du KGB ! »
LCDR : Quelle est votre opinion sur le battage
médiatique actuel autour de l’Église orthodoxe russe ?
P.B. : Vous savez, les Soviétiques ne furent pas
les premiers à vouloir anéantir la religion – ni à échouer. La terreur n’a
jamais fonctionné ni anéanti la foi – bien au contraire ! Aujourd’hui, on
asticote Kirill parce qu’il aurait fait retoucher une photo où il portait une
montre de luxe… Ou bien l’histoire de ces filles qui se sont données en
spectacle à la cathédrale du Christ-Sauveur [Pussy Riot, ndlr] – on blâme
l’Église de s’y être opposée. Tout cela est monté en épingle, on cherche à nous
nuire en accordant beaucoup trop d’importance à des broutilles ! Comme le dit
la Bible, l’homme n’est que mensonge. On a tous, toujours, quelque chose à
cacher. Même nous, même moi, il m’arrive de faire face à des mensonges.
Consciemment ou inconsciemment, nous participons tous à la vaste mascarade.
LCDR : L’Église russe semble plutôt bien lotie…
P.B. : Oui, ici, l’Église est invitée partout, à
tous les événements publics. Parce que l’Église russe défend les valeurs
patriotiques. Même Staline l’avait compris : pendant la seconde Guerre
mondiale, alors qu’il était sur le point de perdre la guerre, il a fait appel à
l’Église – et a gagné. Sous l’URSS, pratiquement tous les communistes étaient baptisés
– même au sein du KGB !
LCDR : L’Église en politique, vous y croyez ?
P.B. : Surtout pas. Elle est aujourd’hui séparée
de l’État et c’est très important. Avant, l’Église était soumise. Actuellement,
elle est libre et doit le rester. En revanche, l’Église, après tout, c’est quoi
? C’est un groupe de citoyens. Et au même titre qu’un club de chasse, nous
devons avoir une voix et la faire entendre. Je ne parle pas de faire de la
politique mais de constituer une valeur politique. Faire de la politique, c’est
séparer les gens. Nous, nous les rassemblons.
« L’histoire russe fait écho en moi, en mes
racines vendéennes »
LCDR : Séparer les gens ?
P.B. : À Alatyr, avant la Révolution, il y avait
17 églises pour 17 000 habitants. Une pour mille… Avec un clergé instruit. La
ville avait ses artistes, son université et très peu de prolétaires. Lorsque
les comités révolutionnaires ont pris le pouvoir à Alatyr, pensez-vous qu’ils
aient été portés par le peuple ? Évidemment, non. De la même façon, la
Révolution française n’a pas été amorcée par les prolétaires – ce fut une
révolution de bourgeois. Louis XVI avait envoyé dans ses communes des gens
chargés de présenter les cahiers de doléances – dans lesquels le peuple pouvait
faire part de ses frustrations, de ses besoins. Et alors, un malaise a commencé
à naître chez les bourgeois qui vivaient alors sous l’oppression d’un peuple
désormais conscient de ses frustrations. Les bourgeois se sont révoltés – le
peuple n’a pas suivi et a été sévèrement réprimé. En Vendée, d’où je viens,
cette répression a été sanguinaire. Ce sont mes ancêtres qui sont morts – et
qui sait, c’est peut-être pour ça que je suis en Russie aujourd’hui. L’histoire
russe fait écho en moi, à mes racines vendéennes.
LCDR : Que faudrait-il changer en premier lieu,
selon vous, dans notre société ?
P.B. : Si l’on prend le temps de parler avec
quelqu’un, de donner à manger à celui qui a faim, de sacrifier un peu de notre
confort – là, on change les choses. On ne change pas le monde avec des idées
mais avec des actes – à commencer par là on l’on se trouve. Il faut savoir
casser les murs autour de soi. Sur l’autel de la consommation, on a sacrifié la
vie rurale. L’Europe a tué ses paysans, ses pêcheurs, ses chasseurs. En Russie,
on a encore des gens qui savent vivre sans tous les artifices qui nous
entourent. Le moine choisit volontairement ce dépouillement, il se fait
violence pour vivre sans.
LCDR : Quel fut le plus lourd des sacrifices de
votre vie monastique ?
P.B. : Le sacrifice est permanent quand on a
choisi une vie comme la mienne. Notre vie n’est pas réglée sur le désir ni le
fantasme, mais sur la règle et l’obéissance. Mais vous savez, je suis moine
depuis 34 ans – alors le renoncement à sa volonté propre est de plus en plus
aisé… C’est comme le vélo : le premier col est difficile à monter, mais
ensuite, on a plus de force pour le suivant.
Le Courrier de Russie remercie son partenaire Tsar
Voyages pour avoir rendu possible la réalisation de ce reportage.
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