Le péché originel (1)- De l'Augustinisme [4] par P. André Borrely
"En ce 21ème siècle, il suffit d'ouvrir son poste de télévision pour savoir que notre humanité est âgée au minimum de 200.000 ans et que si l'on s'entête à vouloir lire les onze premiers chapitres du livre de la Genèse, comme si c'étaient des livres historiques, on se ridiculise en effectuant, sans s'en rendre compte, un saut vertigineux de quelque 190000 ans entre ceux qu'en grec on appelle les πρωτόπλαστοι, c'est-à-dire, littéralement ceux qui furent les premiers à être modelés, Adam et Ève, et leurs descendants immédiats dont il est question ensuite dans les passages du livre de la Genèse rédigés par ce qu'on appelle le Priester Codex, ou la source sacerdotale, ou encore le chroniqueur généalogiste, alors que l'histoire d'Adam et d’Ève appartient à la source yahviste ou document J. Dès lors, si l'on veut que la Révélation de Dieu à l'humanité soit intelligible à nos contemporains, nous devons commencer par tenir compte du genre littéraire auquel appartient le livre biblique dont on vient de lire, à l'église, tel ou tel extrait et que l'on a choisi de commenter.
Que dirions-nous de quelqu'un qui se mettrait en quête de l'acte de baptême de Dimitri et d'Ivan Karamazov, ou songerait à faire des recherches sur le curé d'Ambricourt auprès de l'évêque d'Arras ou de Lille ? Autrement dit, il est stupide de faire des livres de Jonas, de Tobie, de Job et de Daniel ou bien des onze premiers chapitres du livre de la Genèse des textes historiques qui appartiendraient au même genre littéraire que les deux livres de Samuel, les deux livres des Rois ou le premier livre des Maccabées. Quand ils mangent du fruit défendu, Adam et Eve ne sont ni David ni Bethsabée. Adam et Eve ne sont pas Monsieur Adam et Madame Eve. Vouloir à tout prix chercher dans la Bible une protohistoire, une astronomie ; une géographie compatibles avec nos actuelles connaissances scientifiques, sous prétexte que la sainte Ecriture est l'œuvre divino-humaine du saint Esprit et de l'homme, c'est méconnaître gravement le fait qu'il n'y a pas erreur lorsqu'il n'y a pas enseignement, mais seulement opinion, voire acceptation non contrôlée de conceptions universellement répandues, lorsque l'affirmation incriminée n'est erronée qu'à un point de vue complètement étranger au centre d'intérêt effectif de l'écrivain, centre d'intérêt que l'on doit lui-même apprécier en fonction des lecteurs auxquels il s'adresse. Il m'est arrivé d'entendre tel membre du clergé orthodoxe soutenir l'historicité de Jonas avec, comme argument majeur, le fait que, dans l’Évangile, le Christ se réfère à ce personnage comme à un personnage historique. Mon interlocuteur oubliait simplement que, pour être en droit de reprocher à quelqu'un de ne pas s'être exprimé sur un sujet avec exactitude, il faut qu'il ait eu l'intention et le devoir de le faire, compte tenu des préoccupations de ses contemporains.
Les onze premiers chapitres du livre de la Genèse ne sont pas des livres historiques mais mythiques. Et qu'on n'aille pas entendre ici le mot mythique en un sens péjoratif. Le langage mythique est un effort entrepris par l'imagination humaine, non point pour exprimer mais afin d'évoquer, pour suggérer de manière très concrète, imagée, symbolique, des vérités d'ordre métaphysique. Alors que nous, hommes et femmes du 21ème siècle, nous forgerions des idées abstraites et générales telles que condition humaine, libre-arbitre, culpabilité, transcendance, humanité, les hommes de la Bible, qui sont des sémites et appartiennent à une culture fondamentalement sapientielle, préfèrent le symbole nécessairement concret, au concept inévitablement abstrait. Ils vont donc inventer une histoire qu'il ne faut surtout pas prendre pour historique.
Le ou les auteurs du récit de la chute ont voulu nous dire : Voilà ce qu'était l'humanité pour Dieu quand il créa le monde, et voilà ce qu'elle est en fait.
Or, saint Augustin et tout le monde chrétien, Orient et Occident confondus sur ce point - et encore un certain nombre de nos textes liturgiques - ont très longtemps traité le thème de la chute originelle comme s'il s'était agi de Monsieur Adam et de Madame Ève. Mais alors, comment continuer de présenter une théologie du péché originel qui a pu faire dire au professeur Willy Rosenbaum : la vie est une maladie sexuellement transmissible et constamment mortelle. Tout être humain, a-t-on longtemps enseigné, vient au monde en état de péché du seul fait qu'il appartient à la descendance de Monsieur Adam et de Madame Ève.
La théologie augustinienne du péché originel va se répandre comme une traînée de poudre dans tout l'Occident chrétien. Poursuivant ma parabole ferroviaire, je serais tenté de dire qu'après la gare de la Blancarde, l'omnibus s'emballe en direction de Nice à la vitesse d'un TGV, ce qui ne va pas sans un certain nombre de déraillements. Ce qu'on appelle le mouvement œcuménique évoque alors ces équipes d'ouvriers travaillant sur la voie ferrée, l'un d'eux signalant avec un cor ou une trompette le passage imminent d'un convoi. Plus précisément, le mouvement œcuménique me fait songer à une équipe d'ouvriers de la SNCF qui ne parviendraient pas à rétablir le trafic après une ribambelle de déraillements. Afin d'expliquer le fait scandaleux de la mort, parfois atroce, des enfants, saint Augustin croit pouvoir apaiser sa faim et sa soif de comprendre en se référant au péché originel et en inventant les limbes. Un enfant mort-né et innocent, que le vicaire de la paroisse en route pour le domicile n'a pas eu le temps de baptiser parce que sa vieille voiture a un problème de boîte de vitesse, cet innocent ira en un lieu situé entre l'enfer et le paradis, duquel la souffrance est absente, mais qu'y a-t-il de moins chrétien que l'idée selon laquelle l'homme pourrait n'être pas malheureux lors même qu'il vit en dehors de la présence de Dieu? Une ecclésiologie statique qui limite l'Eglise à ses limites visibles, institutionnelles et conceptualisables aboutit alors à l'idée selon laquelle seul un baptisé peut espérer obtenir la rédemption.
Voici plutôt le discours qu'il convient de tenir à nos contemporains, non point, certes, pour les caresser dans le sens du poil, pour être dans le vent, mais parce que c'est la foi de l'Eglise indivise : la mort et le péché sont anormaux et contre nature pour l'homme créé à l'image de Dieu et pour lui ressembler. Ce qui est normal pour l'homme, naturel, au sens de conforme à sa nature véritable, c'est d'être entièrement ouvert et consentant à l'action divine et divinisante, à la déification. Le fait que l'homme soit une créature est la cause de son imperfection et de sa possibilité de déchoir. En revanche, la déification signifie la plénitude de la nature humaine. Parce qu'il est créé à l'image de Dieu et pour lui ressembler, tout en étant créature, c'est-à dire imparfait et capable de déchoir, l'homme est accessible à la déification.
L'homme n'est pas un centaure dont la bestialité serait couverte par la grâce, par la sur-nature, par un don divin surajouté à sa nature. Et si l'on s'écarte de cette façon de comprendre l'homme, on ne comprend plus comment le Fils unique engendré du Père, le Λόγος a pu s'incarner en une humanité qui, par sa nature, ne lui serait pas conforme, qui ne serait pas préconstruite pour le recevoir. Le Verbe s'est fait chair ne signifie pas qu'il s'est fait centaure, mais homme ! L'humanité que le Fils ne Dieu a épousée fut une humanité qui, dès lors qu'elle était de part en part pénétrée par la divinité, put révéler sa capacité à n'être pas bestiale, concupiscente, mortelle. Et si l'humanité du Christ fut celle-là, ce ne fut pas seulement en raison du fait que le Christ ne commit jamais aucun péché personnel, mais en raison de la nature même de cette humanité pleinement capable de divinisation. L'homme tel que le Créateur l'a pensé de toute éternité et l'a finalement manifesté en son Fils devenu l'un des hommes, cet homme n'est ni concupiscent ni mortel. Si le Christ est mort c'est qu'il a voulu mourir, et il n'a pu mourir que d'une mort violente, non naturelle."(à suivre)
(article paru dans la revue "Orthodoxes à Marseille" n°134 de déc.-janv. 2010-2011
et retranscrit par Maxime le minime avec la permission de Père André Borrely)
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