La première solitude est due au fait que s. Augustin est un Européen d'Occident. Il vécut à l'époque où commence à s'approfondir le fossé qui rompt l'unité de la civilisation méditerranéenne et finira par séparer jusqu'à nos jours l'Orient grec de l'Occident latin. Parce que la patrie d'Augustin est, de nos jours, terre d'Islam, les descendants actuels des compatriotes de l'évêque d'Hippone se sentent plus près du Caire, de la Mecque, voire de Karachi, ou, pour certains, de l'Afghanistan. Mais à l'époque de St Augustin, l'Afrique du Nord était une terre latine. La langue de culture d'Augustin et aussi sa langue maternelle, fut le latin. Certes le grec était inscrit au programme des écoles, mais Augustin s'ennuyait éperdument en classe de grec. Du grec il retint à peu près ce que nos bacheliers retiennent du latin. Que le futur docteur prestigieux de l'Occident chrétien n'ait pas réussi à apprendre le grec a été un échec catastrophique du système pédagogique de la romanité tardive. Pour ne prendre qu'un exemple, au moment où Augustin compose son traité De Trinitate, l'absence d'ouvrages rédigés en latin sur le dogme trinitaire était à peu près complète. Ce que Tertullien, Novatien, Foebade d'Agen, Hilaire de Poitiers et finalement Ambroise de Milan avaient publié pour expliquer le sens de la foi de l'Eglise en la divine Trinité, était très inférieur à ce qu'à la même époque avaient produit sur ce sujet s.Athanase, s.Basile, s. Grégoire de Nazianze, s. Grégoire de Nysse, Didyme. Or, ces ouvrages demeuraient en très grande partie inaccessibles aux Latins qui ne comprenaient plus le grec. Un tout petit nombre seulement de ces ouvrages avaient été traduits. La première solitude de s Augustin fut donc de pâtir de l'isolement qui, peu à peu, s'instaura entre l'Occident et l'Orient chrétiens. Et son second niveau de solitude se situe dans le fait que s. Augustin est un évêque et un théologien, un pasteur et un penseur auquel son génie, sa forte personnalité, son intelligence donnent une autorité et une supériorité écrasantes sur tous les évêques et théologiens latins de son temps, c'est-à-dire Ambroise de Milan (339-397), Léon le Grand (400-461), Prosper d'Aquitaine (vers 440), Jean Cassien (360-435), Paulin de Nole (355-431), Jérôme (347-420), Martin de Tours (316 ou 317-397), Hilaire de Poitiers (vers 315-367), Marius Victorinus (milieu du 4ème siècle). Et, un peu comme le pape commence à apparaître comme un évêque à part, de même, tandis que l'Orient d'alors compte beaucoup de grands théologiens parmi ses évêques", l'évêque d'Hippone apparaît comme un homme seul face à eux. Si donc, dans l'œuvre d'Augustin se rencontrent des théologoumènes (opinions théologiques privées, qui n'engagent pas l'Eglise une et sainte) qui n'engagent que lui et que les évêques d'Orient ne se sont jamais sentis tenus en conscience d'adopter, le poids de ces théologoumènes sera d'autant plus lourd et possédera d'autant plus la capacité de creuser un fossé entre l'Occident et l'Orient chrétiens. Et si l’œcuménisme actuel peut être considéré comme très en-dessous de la tâche qui devrait être la sienne, c'est essentiellement parce qu'on ne voit même pas que subsiste un fossé qui, dans ces conditions, a encore de beaux jours devant lui. Un Orthodoxe qui aujourd'hui, s'exprime en français est, si je peux dire, obligé de parler latin alors qu'en grec c'est souvent une autre théologie qui est exprimée. Quand il prononce les mots: absolution, ordination, Monseigneur, immaculée, péché originel, etc. il parle latin et court alors souvent le risque de penser aussi en latin, c'est-à-dire selon les présupposés de la théologie occidentale que l'Orthodoxie n'a jamais prise en charge Si donc c'est la recomposition de l'unité doctrinale des chrétiens qu'on recherche, il faut remonter jusque-là dans le passé de l'Eglise."(à suivre)
(article paru dans la revue "Orthodoxes à Marseille" n°134 de déc.-janv. 2010-2011
et retranscrit par Maxime le minime avec la permission de Père André Borrely)
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