LA LIBÉRATION SPIRITUELLE DE L'HOMME par Nicolas BERDIAEV

    Aux trois solutions du P. Nicolae Steinhard pour sortir d'un univers concentrationnaire il faut ajouter celle du philosophe Nicolas BERDIAEV. Voici le premier de quelques extraits de son œuvre  qui suivront sur le sujet :

« L’homme vit dans l’esclavage, très souvent sans en avoir conscience, et même, parfois, en s’y complaisant. Mais l’homme aspire aussi à la libération. Ce serait une erreur de croire que l’homme aime la liberté. Mais ce serait une erreur encore plus grande de croire que la liberté est chose facile. Au contraire : la liberté est difficile, et c’est l’esclavage qui est facile. L’amour de la liberté, l’aspiration à l’affranchissement sont déjà l’indice d’un niveau élevé et montrent qu’intérieurement l’homme a cessé d’être esclave. Il y a chez l’homme un principe spirituel, indépendant du monde et de son déterminisme. La libération de l’homme n’est pas une exigence de la nature, de la raison ou de la société, mais de l’esprit. Pourtant l’homme n’est pas seulement esprit, il est d’une composition complexe, puisqu’il est en même temps animal, un produit du monde matériel ; mais il est esprit. Or, l’esprit est liberté, et liberté est victoire de l’esprit. Ce serait encore une erreur de croire que l’esclavage est toujours une manifestation du côté animal et matériel de l’homme. Même son côté spirituel peut être affecté de graves maladies : dédoublement, extériorisation, auto-aliénation, perte de liberté, asservissement. C'est ce qui fait la complexité du problème de la liberté et de l’esclavage de l’esprit. En s’extériorisant, en se laissant projeter au dehors, l’esprit agit sur l’homme comme une nécessité ; après quoi il revient à lui-même, c’est-à-dire à la liberté. Hegel s’est bien rendu compte d’une partie de ce processus, mais il n’a pas tout compris ; il n’a peut-être pas compris le principal. L’homme libre doit se sentir non à la périphérie du monde objectivé, mais au centre du monde spirituel. Être libre, c’est justement être au centre, et non à la périphérie, c’est être dans la subjectivité réelle, et non dans l’objectivité idéale. Mais la concentration spirituelle à laquelle nous invitent tous les appels de la vie spirituelle peut avoir deux sortes d’effets. Elle confère à l’homme une force spirituelle et le rend indépendant de la terrifiante multiplicité. Mais elle peut aussi rétrécir le champ de conscience et rendre l’homme obsédé par une seule idée. La libération spirituelle devient alors une nouvelle forme de tentation et d’esclavage. C’est ce que savent tous ceux qui suivent le chemin de l’esprit. Ce n’est pas en fuyant la réalité ou en la niant qu’on conquiert la liberté. La libération spirituelle ne s’obtient qu’au prix de luttes. L’esprit n’est pas une idée abstraite, un universalisme. Ce n’est pas seulement chaque homme, mais n’importe quel animal, petit ou grand, qui représente une valeur plus existentielle qu’une idée abstraite, que le général et l’universel. La libération spirituelle de l’homme signifie le passage non à l’abstrait, mais au concret. Tel est le témoignage de l’Évangile, témoignage en faveur du personnalisme. La libération spirituelle signifie une victoire sur la force qui tend à aliéner l’homme de lui-même : c’est en cela que consiste le sens de l’amour. Mais l’homme devient esclave facilement, sans s’en apercevoir. Il se libère grâce au principe spirituel qui lui est immanent, grâce au pouvoir qu’il possède de se soustraire au déterminisme extérieur. Or la nature de l’homme est tellement complexe et son existence tellement compliquée qu’il tombe facilement d’un esclavage dans un autre, dans celui de la spiritualité abstraite, et peut succomber au pouvoir de détermination d’une idée générale. L’esprit est un, indivisible et présent dans chacune de ses manifestations. Mais l’homme comme tel n’étant pas esprit, il en résulte qu’au point de vue spirituel chacun de ses actes peut se montrer partiel, abstrait, faussé. La libération définitive n’est possible que par la participation [278] de l’esprit de l’homme à l’esprit de Dieu, par la participation de l’homme à quelque chose de plus profond que son propre principe spirituel, que grâce à son retour à Dieu. Mais même le retour à Dieu peut être frappé de maladie ladie et se transformer en idolâtrie. Aussi la purification doit-elle être permanente. Dieu ne peut agir que sur la liberté, dans la liberté et par la liberté, jamais sur la nécessité, dans la nécessité et par la nécessité. Son action ne se manifeste ni dans les lois de la nature, ni dans celles de l’État, et c’est pourquoi la doctrine de la Providence et de la grâce doit être révisée, la doctrine traditionnelle étant inacceptable. 

    La libération spirituelle est la réalisation de la personne, de l’intégralité de l’homme. Et c’est en même temps une lutte perpétuelle.»

Nicolas BERDIAEV

in De l'esclavage et de l'esprit de l'homme



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