EXTRAITS DU N° 74
Voici quelques mois, un ami journaliste m’avait interpellé sur le nom de cette lettre: «Pourquoi prétendez-vous faire de l’antipresse, alors que vous produisez des articles argumentés, nuancés, cultivés et souvent impartiaux? Bref: vous faites de la presse à l’ancienne!» J’ai beaucoup réfléchi à cette boutade. De fait, notre mission n’est pas d’offrir un contrepoint aux partis pris de la presse. Notre mission est de reconstituer une presse qui n’existe plus, d’assurer l’intérim. L’Antipresse, c’est la presse à l’endroit.
Le constat vaut autant, à des nuances près, pour le service public que pour le privé: signe d’une fusion totalitaire entre l’État et le grand capital et de l’avènement d’une hypercaste, de cette Suprasociété que Zinoviev avait prophétisée dès la fin de l’URSS. La seule presse digne de ce nom, demain, sera celle qui vivra grâce à ses lecteurs et pour eux, et non à la botte et pour le profit de ses annonceurs ou de ses propriétaires.
La factologie contre l’information
Ainsi donc, par un paradoxe qui n’étonnera guère les rhétoriciens, les plus grands producteurs de fake news se sont transformés en juges et garants de la véracité des faits, réduisant l’information à de la factologie.
Les faits ne sont pas l’information

Là réside leur tromperie première: les faits n’existent qu’au travers de la narration qu’on en fait. Ils sont tributaires d’une grille de lecture, donc d’une subjectivité assumée. La factologie, elle, prétend occulter la part inévitable de subjectivité du travail de l’information. Cet escamotage, au vu de l’évolution des mêmes médias ces dernières décennies, est assez compréhensible. A force de marcher sur une planche systématiquement inclinée, ils ont perdu la sensation même du plat. De fait, une information sans parti pris et sans prédication morale est tout simplement impensable dans un grand média d’Occident. Ce parti pris et cette prédication monocorde traduisent une vision du monde monolithique et s’incarnent en un langage monolithique. Ainsi, on ne trouvera pas dans les mass media d’autre appellation pour le gouvernement légal de Syrie que «le régime de Damas». Ce n’est d’ailleurs plus une appellation, mais le tag de stigmatisation apposé à une entité qu’on combat.
Un univers monolithique
La pluralité d’opinions n’est plus, elle aussi, qu’une vue de l’esprit. Le cas du Journal publiant en 1924, contre ses propres convictions, les reportages de plus en plus dévastateurs d’Henri Béraud sur la réalité soviétique (qui deviendront son Ce que j’ai vu à Moscou), simplement parce que son directeur s’y était engagé, semble relever d’une utopie idyllique. De tels démentis à la ligne éditoriale ne se tolèrent plus, surtout pas en feuilleton. S’il subsiste encore dans la presse anglo-saxonne quelques rares journalistes de haut vol aux positions imprévisibles, il n’est plus aucune figure de ce genre en France ou en Allemagne. Ici, il arrive tout au plus que les journaux concèdent une tribune à des agitateurs extraprofessionnels, comme un Onfray ou un Botho Strauss.
Le débat d’idées est en effet peu à peu devenu un service extra-rédactionnel. On lui aménage des bacs à sable du genre Figaro Vox: ces services assurent le maintien d’un certain lectorat tout en servant de soupapes à la pression de l’opinion — au même titre que les commentaires en ligne. Ils masquent la normalisation et l’appauvrissement intellectuel des contenus proprement rédactionnels.
Cela se passe désormais… chez vous!
La brutalité et la rapidité de ce processus sont particulièrement sensibles dans l’évolution des organes de presse d’Europe de l’Est récemment rachetés par des groupes occidentaux (essentiellement germaniques). Impersonnalisation, globalisation, financiarisation, émasculation sont les mots-clefs de ces «réformes», qui souvent n’aboutissent qu’à la mort du patient, ou à la transformation de journaux historiques en simples vecteurs de pub. Le «package» idéologique infusé de pair avec le capital occidental n’est pas négociable, dût-il choquer et aliéner les derniers restes de lectorat. Le filtre du globalisme occidental doit être appliqué à chaque objectif, à chaque écran, à la plus vieille paire de lunettes du plus chevronné des rédacteurs, celui-là même qui avait réussi à se faufiler par l’ironie et le double langage entre les dogmes grossiers du socialisme réel.
Le monolithisme agressif des médias occidentaux est une donnée de base du dispositif stratégique incarné dans son volet militaire par l’OTAN. Au temps de la guerre ex-Yougoslavie, un Serbe ou pro-serbe avait plus de chances d’obtenir une tribune ou un démenti dans un journal croate que dans un journal d’un pays en principe non impliqué comme la France. La France où, justement, la presse faisait preuve d’un bellicisme atlantiste très en avance sur les positions réelles du gouvernement, plutôt souverainiste et réservé du temps de Mitterrand et Chirac.
A cette époque, les populations occidentales n’avaient pas encore conscience du bain de fake news où elles barbotaient, car les enjeux des matraquages médiatiques d’alors, à première vue, ne les concernaient pas. C’est grâce à cette indifférence et à l’absence totale de contre-pouvoirs que des contrevérités avérées que les médias se refusaient à corriger se sont retrouvées telles quelles dans le matériel de preuve des juges du TPI. Ceux-ci ont même réussi à mettre en accusation un personnage fictif issu d’un roman satirique (Le Héros sur son âne), le dénommé Gruban Malić, simplement parce qu’un reporter américain avait été suffisamment idiot pour ne pas «fact-checker» la blague d’un journaliste local!
Vers la robotisation
Les choses ont fondamentalement changé avec la décentralisation de l’information via l’internet, le rapprochement des enjeux (crise européenne, islam, migrations), et l’irruption de la contre-information russe. La mue récente des médias occidentaux, leur raidissement idéologique et leur dégringolade éthique témoignent à la fois d’une évolution professionnelle et d’un changement de mission stratégique.
Sur le plan professionnel, ce développement laisse entrevoir une issue burlesque qu’un Philip K. Dick n’eût pas reniée: le remplacement des rédacteurs par des algorithmes. Nous n’en sommes plus très loin avec l’émergence des outils informatiques de fact checking comme le Decodex du Monde ou le CrossCheck adopté par des dizaines de rédactions dans le but de traquer les fake news de la présidentielle française. Ces journalistes ne semblent pas avoir compris qu’en s’associant avec un enthousiasme de jobards à ces programmes d’«intelligence artificielle» fournis par Google, ils signaient leur propre arrêt de mort. Si les journalistes ne savent plus discerner le vrai du faux par leurs propres moyens, à quoi peuvent-ils bien servir, eux et leur formation?
De fait, c’est en Californie que s’élabore désormais l’avenir du journalisme officiel, notamment français. Le News Lab est ce «ministère de la vérité» de Google qui «collabore avec journalistes et entrepreneurs pour construire l’avenir des médias». Le manifeste de sa mission primordiale — «Fiabilité et Vérification» — est repris tel quel par les médias affiliés pour justifier leur nouvelle besogne de triage (plutôt que de création) des contenus.
Personne en France n’a prêté attention à l’explosion des ambitions de Google sous sa nouvelle entité portant le nom évocateur d’Alphabet. Personne ne s’est demandé à quoi allait réellement servir le «fonds Google» de 60 millions concédé par le géant informatique à la France en 2013 contre l’abandon de la requête en matière de droits formulée par les éditeurs français à son encontre. Or, non content de s’immuniser en versant une modeste obole aux Français, Google s’est assuré avec ce fonds d’un laboratoire grandeur nature pour expérimenter sa vision du «journalisme 2.0» avec la collaboration de médias dépassés affichant fièrement leur idiotie et leur inutilité.
Qui croit encore aux médias?
La dématérialisation de la presse ne marque pas une simple évolution technique, mais, comme dans le cas de Google, un changement de métier, passant notamment par des services et des applications sans grand lien avec le cœur de la profession. Le concept de journalisme est lui-même redéfini à la volée. Sous les formulations doucereuses du News Lab, on décèle le projet d’une supervision universelle de l’information par contrôle, filtrage et élimination, étroitement parente des pratiques logicielles de la NSA dénoncées par Snowden.
Aux yeux du système, les médias d’information sont déjà du passé. Seuls leurs opposants croient encore à leur existence. Aujourd’hui déjà, les jeunes adultes ne s’«informent» plus en lisant Le Monde — fût-ce sur écran —, mais en puisant dans la vapeur nébulisée par les réseaux sociaux. Ces réseaux sont eux-mêmes régis par des algorithmes qui sélectionnent les informations qu’ils reçoivent et les orientent vers ceux qui pensent comme eux. Modifier cette orientation, y introduire une part graduelle d’inversion, discréditer les identités où l’on se reconnaît sur le net, n’est qu’une affaire de programmation. D’où l’investissement massif des pouvoirs financiers et politiques américains dans ces réseaux.
Cette migration de l’information vers le contrôle s’accompagne de l’objectivation d’une idéologie sous forme d’algorithmes impersonnels. Une telle mécanicisation de la pensée ne s’est encore jamais vue dans l’histoire. Elle ressortit, d’une part, à la pétrification de l’empire atlantiste dans sa phase terminale: Les documents publics de l’OTAN regorgent d’instructions et de projets relatifs au contrôle de l’information. L’un de ses hauts dirigeants vient d’ailleurs d’assimiler les «fake news» (lisez: l’information libre) à une agression militaire contre l’Alliance au sens du fameux article 5 de sa charte. L’arrestation de blogueurs en territoire européen nous pend au nez.
D’autre part, elle est concomitante d’une contestation, par les élites techno-financières, de la démocratie participative elle-même. Le prétendant le plus «branché» à la présidence française n’a-t-il pas déclaré qu’il ne voyait pas l’utilité… de l’élection? Les peuples ne votent-ils pas systématiquement mal? Ne serait-il pas prudent de leur ôter la voix – ou alors de les dissoudre dans l’anonymat des «réseaux»?
Les journaux traditionnels, avec tous leurs défauts, sont des composantes indispensables de la démocratie. Ils incarnent la capacité d’une communauté humaine à s’organiser et à parler d’une même voix pour défendre un projet de société commun. La disparition de la pluralité de la presse, puis de la presse elle-même, signifie aussi la disparition des communautés et l’atomisation terminale de la société en particules humaines interchangeables. Les Européens soucieux de préserver leurs libertés et leurs identités ne devraient pas se réjouir de la disparition des médias, mais œuvrer à leur réactivation. Les médias représentatifs du sentiment et de l’intérêt populaires ont de beaux jours devant eux. Même imprimés sur du papier!
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