Punks, Anars et Fols en Christ
"Les « fols » viennent rappeler que la prédication évangélique est une « folie », que le salut et la sainteté sont incompatibles avec la satisfaction que donnent la considération sociale et la reconnaissance objective. Ils apparaissent aux époques de « sécularisation », quand le fait d'être chrétien semble dépendre des critères conventionnels et des conceptions du monde qui évalue la vraie vie et la vertu de l'homme avec les mesures de la bienséance et de la déontologie sociales.
Le « fol » est le charismatique qui a une expérience directe du Royaume de Dieu et prend sur lui de manifester prophétiquement l'opposition du « siècle présent » et du siècle du Royaume, la distinction radicale des mesures et des critères. Il refuse pour lui-même la reconnaissance objective de la vertu et de la piété. II porte à ses ultimes conséquences le rejet de la louange et de l'honneur des hommes. Il sait que la vertu individuelle sépare l'homme de Dieu, car elle crée une autosatisfaction, mais il sait qu'elle le sépare aussi des hommes, lesquels n'osent pas lui exposer leur tourment et leur impuissance."
Ste Xenia de St Petersbourg |
Les Saintes Folles-en-Christ de Diveyevo
Sainte et Bienheureuse Xénia de Saint Pétersbourg
Bienheureux Basile |
"L'histoire de Théophile et de Marie (autour de 540), que raconte Jean d’Éphèse, est à cet égard tout à fait exemplaire. C'étaient deux enfants uniques, issus de familles aristocratiques d'Antioche. Fiancés l'un à l'autre, et tous deux d'une grande beauté, ils cherchèrent à appliquer dans leur vie la parole évangélique: « Celui qui n'a pas connu le péché, Il L'a fait devenir péché pour nous » (2 Co. 5, 21). Théophile faisait le mime, le bouffon, et Marie portait des vêtements de prostituée. Ils allaient sur les routes, s'affichaient dans les villes comme des comédiens, disaient des plaisanteries, des choses absurdes, et les gens se moquaient d'eux, et parfois les frappaient. Ils cherchaient le mépris des hommes, la parfaite humiliation de leur moi, pour gagner cette liberté ineffable et le goût de la vie, tel qu'il est donné quand meurt l'ultime résistance de l'individualité égocentrique. Lorsqu'une femme demanda un jour à Marie: « Pourquoi, ma fille, te roules-tu ainsi dans le péché ? », celle-ci répondit sans hésiter: « Priez, Madame, pour que Dieu me tire de la boue du péché »
Saint Syméοn d'Emése
Saint Syméοn était ermite dans le désert au-delà du Jourdain, quand il reçut l'appel de Dieu à vivre comme un « fol ». Il dit à son compagnon 12 d'ascèse: « Par la puissance du Christ je m'en vais me jouer du monde ». Il descendit dans la ville d'Emése. « Il y accomplissait des merveilles, mais pour l'amour de Dieu il faisait semblant d'être fou »: il cachait sa vertu en se dénigrant lui-même et en fuyant toute considération et tout honneur qui auraient pu lui venir des hommes. Car il avait de toute manière des charismes manifestes de sainteté: le charisme des guérisons, le charisme de vision prophétique — la voyance —, le charisme de «prière pure » et le charisme des larmes.
Ainsi, « un dimanche, comme nous le raconte son biographe, il prit des noix et entra dans l'Église au début de la liturgie, jetant des noix et éteignant les cierges. Comme on accourait pour l'en empêcher, il monta dans la chaire et de là se mit à lapider les femmes avec les noix. Quand enfin, avec beaucoup de peine, on l'eut contraint à sortir, il renversa les tables des marchands, lesquels le battirent à mort » . Des actes comme celui-ci témoignent combien il cherchait à refuser d'être honoré, d'être reconnu comme un saint, et d'en avoir la réputation. Il préférait qu'on le considérât comme un moine à moitié fou, sans dignité sociale élémentaire, cette dignité qui conforte et maintient le moi.
Une autre fois il travaillait comme serveur dans une taverne, mais on commençait à vanter sa vertu, et le monde venait au cabaret pour le voir, pour découvrir dans sa personne le type objectif de l'homme vertueux. Alors l'Abbé Syméon, afin de fuir l'honneur et la considération des hommes, fit semblant de convoiter la femme du cabaretier et de vouloir l'agresser pour satisfaire son désir. « Un jour que la femme du cabaretier dormait seule, pendant que son mari servait du vin, l'Abbé Syméon, dit son biographe, survint près d'elle et fit semblant d'enlever ses propres vêtements. La femme se mit à crier. Son mari entra et elle lui dit: « Jette dehors ce maudit. Il a voulu me faire violence. L'homme roua de coups de poing Syméon et le fit sortir de la boutique, dans le froid ». Puis il divulgua la chose dans toute la ville, disant: « Il aurait déshonoré ma femme, s'il avait réussi ».
Pour la même raison Saint Syméon fréquentait les prostituées de la ville et dansait avec elles dans Ies rues, lui qui était moine de l'Église, et il supportait leurs gestes indécents: « Il avait atteint un tel degré de pureté et d'impassibilité qu'il lui arrivait souvent de danser tenant une femme d'un côté et une de l'autre, d'être en leur compagnie au milieu des gens et de jouer avec elles au point que ces femmes sans pudeur mettaient leurs mains dans son sein et le palpaient. Mais le vieillard était comme de l'or pur. En aucune manière elles ne le souillaient ».
St Symeon (par Strato) |
Saint Syméοn paraît également aux yeux des hommes transgresser l'ordre canonique de l'Église, les obligations élémentaires du jeûne: « Le juste mangeait souvent de la viande, alors que de toute la semaine il ne prenait même pas de pain. Nul n'avait idée de son jeûne. Mais il trompait le monde en mangeant de la viande devant tous ». Quand arrivaient les quarante jours du grand Carême du saint jeûne, il ne prenait rien jusqu'au jeudi saint. Mais le jeudi saint dès l'aube il s'asseyait sous le porche de l'Église et mangeait. Ainsi ceux qui le voyaient scandalisés de ce que, disaient-ils, il ne jeûnait même pas le jeudi saint ». Cette provocation qui scandalise les gens pieux rappelle le « défi » du Christ abolissant le sabbat, lorsqu'il assume la responsabilité d'ordonner au paralytique de « prendre son lit » (In 5, 1-16), et qu'il couvre les disciples «qui se mettent à arracher des épis et à manger » le jour du sabbat (fit. 12, I-8) ou « qui mangent leur pain avec des mains impures, c'est-à-dire non lavées » (Mc 7, 1-16). En vérité le Christ n'abolit pas la loi, mais Il manifeste le dépassement de la Loi aux frontières du Royaume. Or Saint Syméοn est citoyen du Royaume. Il incarne dans sa personne le dépassement. Et ce dépassement n'est scandale que pour nous qui vivons encore avec la nécessité de la loi, avec la nécessité de la soumission, car nous n'avons pas encore atteint, ou nous ignorons, la « fin » de la loi, qui est la liberté des saints. Syméon à Εmèse semble vouloir faire scandale: il alla un jour jusqu'à entrer dans le bain public des femmes, « comme s'il allait vers le Seigneur de la gloire » note son biographe, l'évêque chypriote Léοn de NéapoIis. «Mais elles l'assaillirent, le frappèrent et le forcèrent à sortir». Il existe des modes éthiques et sociaux de répression, comme la loi, pour les passionnés. Mais il y a aussi la réalité de l'« impassibilité » des saints, cette réalité que Syméon révèle en libérant de l'ombre et de l'étroitesse de la loi notre vision spirituelle.
Cependant, outre ce qu'elle était en fait et au fond, cette tactique paradoxale avait aussi une dimension sociale, comme nous le confirme le biographe de Syméon. Car le saint parvenait à gagner la sympathie et la confiance des pécheurs, des malheureux, des humiliés. Il sauvait des femmes qui vivaient dans la prostitution, il les délivrait de la corruption en leur remettant de l'argent, il les menait jusqu'au mariage légitime même jusqu'à la vie monastique. Il gagnait même les incroyants et les hérétiques. Il les aidait à revenir à la foi droite. « Tel était donc son but D'abord sauver des âmes, soit en se portant vers elles par des voies bouffonnes ou détournées, soit en faisant des miracles, mais comme s'il était hors de sens, soit en donnant des avis, mais comme s'il était fou; ensuite faire en sorte que ne soit pas connue sa vertu, et qu'il ne reçoive des hommes ni louanges, ni honneur ». Il conseillait ainsi un archidiacre la ville: « Je te prie de ne jamais mépriser aucune âme, et singulièrement aucun moine ou aucun pauvre, quand tu les rencontres. Car l'amour sait qu'il y a parmi les pauvres, et surtout parmi les aveugles, des hommes purifiés comme le soleil par leur patience et leur souffrance »
Syméοn eut une fin bienheureuse. « Le Seigneur le prit, après l'avoir glorifié (dans son corps). Alors tous s'éveillèrent comme d'un sommeil. Ils se révélèrent les uns aux autres les merveilles qu'il avait faites pour chacun, et ils se dirent les uns aux autres qu'il avait simulé la folie pοur l'amour de Dieu ».
Tout à fait parallèle est l'histoire de Saint André le fol en Christ.Il était né Scythe et il vint à Constantinople comme serviteur de Théognoste, qui était premier écuyer de Léon le Sage (886-911). Théognoste lui inculqua la culture grecque et le fit économe de sa maison. Mais André suivit la voie monastique et vécut comme « fol en Christ » environ trente ans. Il mourut à 66 ans, autour de 946. Il était spirituellement attaché à un prêtre de Sainte Sophie de Constantinople, du nom de Nicéphore. C'est à lui qu'il confiait sa dure ascèse. Et celui-ci le soutenait. Mais son biographe raconte aussi qu'il vit lui-même Αndré le « fol » dans sa cellule cachée se transfigurer, rayonner de la lumière de la gloire divine, comme le Christ sur le Thabor."
(extraits du chapitre consacré aux Fols en Christ par Christos YANNARAS dans son beau livre "La liberté de la morale" )
(extraits du chapitre consacré aux Fols en Christ par Christos YANNARAS dans son beau livre "La liberté de la morale" )
Sainte Tarse ou Tarcisia, folle en Christ contemporaine |
Lire également La vie de St Théophile de Kiev Le Fol En Christ, Hiéromoine du Grand-Schème
de la Lavra des Grottes De Kiev, Ascète et Prophète sur le site d'Anne
Anar, punk, performer, quelles différences avec le fol en Christ ?
La tyrannie que veut éradiquer le "fol en Christ", c'est avant tout celle de l'ego avec ses exigences sans limites, l'idole qu'il veut abattre c'est encore une fois celle de son propre ego, qui est tant magnifié à notre époque et ce n'est que dans et depuis cette âpre ascèse vécue réellement dans sa chair, et qui ne se paye pas de mots, qu'il peut ensuite remettre en question par toutes sortes de provocations toutes les tyrannies, et tourner en dérision tous les docteurs
de la loi qui chargent les hommes de fardeaux difficiles à
porter, et qu'ils ne touchent pas eux-mêmes de l'un de leurs doigts (Luc 11,46). Ce n'est que depuis son propre abaissement, son auto-dérision, la destruction renouvelée avec vigilance de sa propre image sociale respectable, avec l'assurance de ne pas tomber dans le piège de l'auto-glorification perverse de son humilité, qu'il peut valablement
mettre en pleine lumière tous les péchés des puissants et à commencer par ceux qui devraient prêcher par l'exemple, ceux que l'on voit sur la scène publique comme les guides spirituels du peuple c'est à dire le clergé. Rien à voir avec la révolte de l'anar ou du punk qui devrait ôter premièrement la poutre de leur œil, et alors voir comment ôter la paille qui est dans l'œil de leur frère (Luc, 6, 41)
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