Mémorables et exemplaires pour notre époque : les Graničari, sentinelles de notre liberté


Kraj, en serbo-croate, signifie fin, limite, extrémité. On retrouve ce terme dans Ukraine (Ukrajna), « pays des confins » de la Russie. […] cette Krajina va jouer un rôle à la fois tragique et symbolique dans l'interminable martyre de la Serbie. 

L’idée de Vojna Krajina (« confins militaires ») existait déjà au temps de Mathias Corvin, roi de Hongrie (1440-1490). Mais, au XVII° siècle, la monarchie des Habsbourg va lui donner un nouvel essor. Ainsi, une longue ligne défensive, peuplée de Serbes orthodoxes, va s’étendre, sinueuse, depuis l’Adriatique jusqu’à l’Ukraine. Granica (prononcer Granitsa) signifie « frontière » dans toutes les langues slaves. Les paysans serbes (qualifiés parfois de « Valaques », qui a ici plutôt le sens de « nomades ») vont préférer ce statut de sentinelles, et bénéficier des privilèges accordés aux Graničari   habitants des frontières. 

Ainsi les Serbes de Krajina étaient-ils des hommes libres, alors que les paysans croates restaient des serfs. Ces Serbes frontaliers furent exemptés d’impôts, comme des nobles : cela lésait les seigneurs hongrois et croates. De là cette hargne contre les « schismatiques ». 

Autrichiens et Croates trouvaient excellent que les Serbes risquassent leur vie pour la défense de la Chrétienté. Mais dans les périodes relativement calmes, on contestait, on réclamait : les Serbes devaient être soumis à l’impôt, clamait l'archevêque de Zagreb. 

Cependant, un décret de l'empereur Ferdinand II, en 1630, confirma les privilèges des hommes de la Krajina. Puis, pour mettre un terme aux litiges, les Habsbourg transformèrent les « confins militaires » en fief de la Couronne, où les Serbes libres pouvaient vivre selon leur coutume et — cela est à souligner — selon leur foi orthodoxe. Il y avait donc, dans cette Europe centrale où régnait un catholicisme fanatique et outrancier, une oasis de sérénité religieuse, car l’Église orthodoxe est tolérante, et ne convertit personne par contrainte. 

« Le blé et la reconnaissance ne poussent qu'en bonne terre », dit un proverbe allemand. Tout Européen devrait avoir en mémoire la vigilance et le fier courage des gens de la Krajina. Pendant plus de trois siècles, ces soldats-paysans ont assuré la liberté de l’Europe, en la protégeant de la terreur turque. […]

Regardez cette gravure du XVIII‘ siècle, qui représente un guerrier de la Krajina. Sur la tête, il porte le haut bonnet de mouton; entre ses lèvres, il serre une grosse pipe, une vraie « bouffarde » de matelot. Pour le reste, ce Serbe est une panoplie humaine : dans son dos, un fusil à crosse incrustée et ciselée ; à la ceinture, un poignard, un pistolet, une poire à poudre ; accroché à la poitrine, un grand sabre courbe ; cet homme des « confins » a jeté sur ses épaules une grande cape doublée de fourrure. La nuit, en sa maison de semi-nomade, il s’enveloppe dans ce manteau pour dormir à même le sol, sur une natte. Sa femme fait cuire le pain de maïs sous un lit de braises et de cendres. C'est une vie frugale et libre. 

 Ces « Graničari » ont existé pendant des siècles, Serbes hors de Serbie, Serbes de la Serbie la plus vivante, qui ont le devoir de garder la frontière, mais aussi d'entretenir des places fortes, de les cimenter, de construire de nouveaux murs. Ce sont des hommes indépendants, sentinelles de notre liberté. Leur communauté (zadruga) est slave, orthodoxe, différente, refusant de se laisser diluer ou annexer. Mais on a besoin d'eux, de leur valeur. 

Le prosélytisme est vulgaire, parce que c'est une lourde indiscrétion : il est noble de laisser à autrui la libre respiration de son être.

Extrait du livre  La Serbie aux outrages
de Michèle Savary

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