Vers l'Unité ? de LEONID OUSPENSKY (1) [ texte 2]

Comme annoncé il y a quelques temps, il m'a semblé utile de rappeler des textes importants de ceux qui, par leur engagement total dans l'art liturgique, me semblent particulièrement bien placés pour défendre et illustrer la foi orthodoxe, c'est à dire les Hagiographes, terme qui me semble bien moins galvaudé et plus précis de nos jours, que celui d'iconographe même si l'hagiographe désigne plutôt communément dans notre langue celui qui raconte des histoires de saints. Voici le premier de quelques extraits de "Vers l'Unité ?" de Léonide Ouspensky paru aux éditions ymca-press en 1987

"Aux yeux d'un grand nombre de nos contemporains les différences entre les diverses religions perdent de leur importance. Il suffit de croire en Dieu ; la notion d'Église se dissout dans une notion générale de religion (pas même nécessairement chrétienne) et disparaît. En fait, nous nous trouvons aujourd'hui devant une conception de l’Église soit faussée, bien que ferme et bien définie (dans une partie du catholicisme romain), soit indistincte et floue, se confondant confusément avec de vagues idées sur le christianisme. « L'ecclésiologie n'est plus populaire. Les interprétations "séculaires" et, plus récemment, diverses formes de charismatisme semblent avoir rendu inutile l'ecclésiologie comme telle. On considère l’Église presque comme une idole, et, en tout cas, comme un empêchement pour l'homme d'affirmer sa vocation dans l'histoire et de recevoir directement des dons spirituels» (1). Il faut ajouter à cela l'influence directe ou indirecte de l'athéisme qui, dans ses rapports avec la religion, ne voit ni ne fait de distinctions entre les différentes confessions et, d'autre part, l'absence d'unité chez les chrétiens sur le plan confessionnel. Tout ceci a produit le chaos que nous constatons à notre époque - chaos indifférencié tant dans le domaine dogmatique que dans le domaine canonique. Dès lors que le dogme perd sa signification et son importance, on en arrive au mépris total des canons. Nous avons soudain « compris» ce que ne comprenaient pas les saints Pères: les canons ne sont que des « inventions humaines» et non l'application à la vie des dogmes de l’Église. « Les conciles, les canons, tout cela est périmé ». La prérogative du Concile – « Il a plu au Saint Esprit et à nous» ¬est à présent revendiquée par chacun pour soi-même.

Aussi étrange que cela puisse paraître à un grand nombre de personnes, la notion de religion chrétienne et celle de l’Église ne sont pas identiques. La religion est une notion très large, comprenant des phénomènes parfois même contradictoires, alors que l’Église est un phénomène tout à fait concret. Ce n'est pas une nouvelle religion que le Christ est venu ajouter à celles, nombreuses, déjà existantes. Il est venu pour établir Son Église «Je bâtirai Mon Église... » Mt 16,18) (2).
On peut dire, certes, que l’Église est une religion; mais la religion n'est pas encore l’Église. Il existe des chrétiens en dehors de l’Église de nos jours tout comme depuis les temps apostoliques. Selon l’Apôtre l’Église est le Corps du Christ ; elle est un miracle - celui de l'union de l'être créé avec l'Incréé, le Divin. En tant que Corps du Christ l’Église est le fruit de deux miracles: l'Incarnation du Fils de Dieu et la Descente de l'Esprit Saint. C'est pourquoi « l'être de l’Église ne peut être comparé à rien sur la terre, puisque sur la terre il n'y a point d'unité, mais seulement de la division (...). L’Église est quelque chose de complètement nouveau sur la terre, d'absolument singulier et unique dans son genre, ne pouvant être définie par aucune notion de la vie du monde (...). L’Église est une ressemblance de la Sainte Trinité, ressemblance en laquelle beaucoup deviennent un» (3). Et lorsque cet « être unique» parut, il s'avéra « scandale» et « folie» pour les autres religions et pour le monde qui l'entourait. La conscience de nos contemporains continue à ne pas l'admettre.
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La religion n'est pas encore l’Église. « La religion a eu et a toujours pour double origine l'attirance vers ce qui est saint, en sachant que cet absolument autre existe, en même temps que l'ignorance de ce qu'il est. Aussi n'y a-t-il pas sur terre de phénomène plus ambigu ni plus tragique par son ambiguïté même que la religion. C'est seulement notre "religiosité" moderne, sentimentale et éventée, qui nous a persuadés que la "religion" est toujours quelque chose de positif, de bienveillant et d'utile, et qu'en fin de compte les hommes ont toujours cru au même "bon" Dieu condescendant, au "Père", alors qu'en fait cette représentation a été formée "à l'image et à la ressemblance" de notre propre bonté médiocre, de notre morale peu contraignante, de nos attendrissements courants et de notre cheap complacency, une magnanimité de pacotille. Nous avons oublié qu'allaient de pair avec la "religion" et que lui étaient en quelque sorte congénères de ténébreux abîmes de peur, de démence, de haine, de fanatisme, toute cette superstition effrayante que le christianisme primitif avait si véhémentement condamnée, car il y voyait un îlot de tentations diaboliques. Autrement dit, nous avons oublié que la "religion" provenait de Dieu, objet de l'aspiration et de la recherche impérissables de l'homme, tout autant que du prince de ce monde, qui avait arraché l'homme à Dieu et qui l'avait plongé dans la nuit terrible de l'ignorance» (4).

1. P. J. Meyendorff «Qu'est-ce qu'un Concile œcuménique? », Messager de l'Action chrétienne des étudiants russes No 121, Paris 1977, p. 22 (en russe).
2. Le Deuxième Concile Œcuménique, par sa 7ème règle, affirme que confesser le christianisme ne constitue que la première étape de la conversion, suivie par le catéchuménat, puis la réception dans l’Église par le baptême. Ayant indiqué comment il fallait recevoir dans l'~lise certains hérétiques selon le degré de leur éloignement, par la chrismation, cette règle se termine par la décision suivante: «Nous recevons tous ceux d'entre eux (c'est-à-dire d'autres hérétiques -L. O.) qui souhaitent être unis à l'Orthodoxie, comme des païens: Nous les faisons chrétiens le premier jour, catéchumènes le deuxième, puis (...) nous les faisons demeurer dans l'église et écouter les Ecritures, et ensuite seulement nous les baptisons» (Règles de l'Eglise ortho¬doxe avec commentaires par Nicodème, évêque de Dalmatie et d'Istrie, Saint-Pétersbourg 1911, en russe). Cette décision est répétée, sous une forme un peu élargie, par la règle 95 du Sixième Concile Œcuménique (in Trullo).
3. Métropolite Antoine (Hrapovitsky), Œuvres, vol.II, pp. 17-18. Cité par le métropolite Philarète de Kiev, «l’Église locale et l’Église universelle », Journal du Patriarcat de Moscou No 3, 1981, p.71 (en russe).
4. P. Alexandre Schmemann, L'Eucharistie, Sacrement du Royaume, Paris 1984, pp.198-199. "

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