LE ROI, LA DETTE ET LA REVOLUTION Préfiguration de la dette d'aujourd'hui
Par Marion Sigaut – Janvier 2018 – Source marionsigaut.com
Il est banal de dire que la Révolution française fut un soulèvement populaire contre les privilèges indus de la noblesse et du clergé, et que la prise de la Bastille vit l’émergence du peuple sur la scène de l’Histoire de France.La France serait devenue, en 1789, un modèle pour le monde, et l’événement aurait été – ainsi l’a promu le musée historique de Berlin à l’occasion du bicentenaire – le « marque-page de l’Histoire », das Lesezeichen der Geschichte.
Il est un peu moins courant de signaler qu’elle fut surtout une entreprise destinée à régler un problème récurrent : celui de la dette publique. Déjà…
À la mort de Louis XIV en 1715, le trésor public était aux abois et le Régent, en arrivant aux affaires, apprit rapidement que les ressources des deux années à venir étaient dévorées d’avance : le roi devait de l’argent partout. Les dernières années de son règne avaient été calamiteuses en guerres ruineuses et catastrophes climatiques.
C’est pour tenter de rétablir la situation que Philippe d’Orléans fit appel au génie de l’écossais John Law, qui s’était proposé de tout régler en introduisant le papier-monnaie.
On connaît la suite : le « système » vit naître des fortunes insensées et une banqueroute spectaculaire, dont on sait peu qu’en fait elle permit l’assainissement des finances publiques. .
En pays catholique qui interdisait l’usure (autre nom du prêt à intérêt), quand le roi voulait de l’argent, il faisait appel aux capitaux des particuliers à qui il versait des rentes viagères, dont les arrérages étaient versés par l’hôtel de Ville.
En 1720, quand le système de Law s’effondra, l’intérêt annuel à payer, (rentes de Livres) était de 45 millions contre 80 millions environ à l’arrivée de l’aventurier aux affaires. Pas mal…
Les rentes que le roi versait à ses créanciers étaient nominales et viagères. Nominales, elles faisaient l’objet d’un contrat passé chez un notaire, et viagères, elles s’éteignaient quand le créancier était mort.
Dans le principe le roi ne faisait pas forcément une mauvaise affaire, la personne susceptible d’avancer des fonds au Trésor étant plus sûrement proche de la retraite que du berceau.
Or il se trouve qu’à partir de 1749, pour donner aux Français le goût de financer le Trésor, on introduisit la rente au porteur. La rente devint donc un effet négociable de gré à gré, on oublia les notaires ce qui renforça le succès des souscriptions.
En 1754, le ministre Moreau de Séchelles (Moreau de naissance, et « de Sechelles » par l’achat d’une terre…) emprunta pour 22 millions qui donneront 2 millions et demi de rentes viagères à rembourser annuellement.
Deux millions et demi de livres à rembourser par an (pour se donner une idée, il faut multiplier par 30 pour avoir des euros ), l’emprunt s’ajoutait bien sûr aux précédents… Les revenus du roi, eux, n’augmentaient pas.
Quand arriva la Guerre de Sept Ans (1756- 1763), il fallut de nouveau emprunter et inventer de nouvelles incitations à confier ses économies au monarque. Pour avoir de l’argent, il faut en promettre. En novembre 1758 fut lancé un nouvel emprunt qui apportait une innovation de taille : la tête sur laquelle était assurée la rente n’était plus celle de l’emprunteur, mais une autre, ou même deux ; en cas de décès, la rente n’était réduite que de moitié.
Et puis, pourquoi bêtement gager son emprunt sur un homme d’affaire chenu, quand on pouvait bien plus avantageusement la gager sur son fils, sa fille, ou même son petit-fils ou sa petite-fille… La durée de remboursement s’allongeait dangereusement.
En 1759, le fugace contrôleur général des Finances, Étienne de Silhouette, eut le temps de calculer que le Trésor royal devait sortir 100 millions de livres annuellement pour rembourser ses emprunts. Les recettes, elles, étaient de 286 millions : le roi dépensait plus du tiers de son budget pour rembourser ses créanciers. Il fallait donc réduire les dépenses ou augmenter les revenus.
L’année 1763 fut une année charnière, essentielle pour comprendre la suite. Elle fut d’abord celle de la défaite de la France dans ce qui peut être considéré comme la vraie première guerre mondiale. La Guerre de Sept ans fut calamiteuse pour notre pays qui perdit notamment le Canada et vit son rival anglais dominer désormais les mers.
1763, ce fut aussi le triomphe de Voltaire dans l’affaire Calas. . Ne minimisons pas l’importance que put avoir ce fait divers de province. En réussissant à faire accroire au public que des fanatiques catholiques avaient injustement supplicié un protestant innocent, le menteur Voltaire avait atteint le but recherché : il avait réussi à faire passer aux yeux du monde la religion catholique comme mortifère et les protestants comme les gentils. Nous verrons ce que ce renversement de l’opinion allait coûter à la France.
1763 vit aussi la fin de la guerre entre les jésuites et les jansénistes par le triomphe de ces derniers. Après un siècle et demi d’invectives, de haine déclarée, de calomnies inventées et déversées par tous les canaux possibles, les magistrats jansénistes avaient enfin obtenu ce qu’ils cherchaient : l’éloignement de ces incomparables intellectuels qu’étaient les jésuites. Quelques reproches qu’on ait pu avoir à leur faire, ils étaient des têtes pensantes parmi les mieux faites, et ils étaient écoutés des rois, qui choisissaient parmi eux leurs confesseurs. Aussi n’est-ce pas par hasard si leur départ fut concomitant avec le succès d’une secte qui allait faire parler d’elle : celle des Physiocrates.
C’est un jeune protestant brillant, Pierre-Samuel Dupont (qui deviendra « de Nemours » sous la révolution pour le différencier d’autres Dupont) qui inventa le mot. La physiocratie, c’était une nouvelle science qui allait révolutionner le monde. Pour dire physiocrate, on disait aussi « économiste ». Ou plus exactement œconomiste. Les tenants de la science de la Nature, maîtresse des échanges et des transactions. Dame Nature à la rescousse des faiseurs d’argent. Des commerçants.
On a un autre mot pour qualifier cette théorie : le libéralisme.
Cela faisait des années que, désireux d’imiter nos voisins anglois (qui avaient décapité leur souverain en 1649, un exemple à suivre ?), les libéraux voulaient convaincre les autorités de laisser faire, laisser passer. Au nom de la Raison (qui s’opposait à la superstition catholique ennemie du prêt à intérêt et de la liberté du commerce), les adeptes de cette secte prétendaient enrichir tout le monde en abolissant tout contrôle, que ce soit la police des grains ou les corporations de métier. On appellera ce mouvement les Lumières, ils eurent le journaliste Diderot et son Encyclopédie comme porte-voix, et le richissime Voltaire comme thuriféraire.
La théorie physiocratique avait été élaborée par un certain François Quesnay proche de la Pompadour et bien en Cour, faux médecin mais vrai charlatan. Ce génial inventeur avait mis au point un tableau dans lequel il démontrait que si on laissait circuler les marchandises dans le royaume comme le sang circulait dans nos veines, on allait porter la richesse partout. Ce drôle prétendit que tout ceci crevait les yeux, il rédigea même l’article « évidence » pour l’Encyclopédie. .
Le nouvelle évidence, qui semblait avoir échappé aux barbares qui précédaient, avait comme credo qu’il fallait abolir les règlements et laisser le libre marché fixer les prix de tout : du pain notamment. Et des salaires. De la substance du peuple.
L’idée était séduisante évidemment, et elle faisait entrevoir au monarque une solution à ses soucis. En laissant courir le prix des subsistances, on augmenterait les revenus de la terre donc des impôts. Ils prétendirent même que le laboureur, assuré d’un plus grand gain, allait produire plus… Combien de physiocrates ont-ils cultivé un champ ?
L’abolition de toutes les entraves au commerce des grains à l’intérieur du royaume fut ordonnée en 1763. La libéralisation de leur exportation suivit d’un an. Le prix du pain ne mit pas un an à flamber, et avec lui le peuple qui se souleva comme un seul homme.
Comment le roi, nous disons le roi en personne, pouvait-il permettre une telle incongruité ? Mais il était là pour protéger le peuple contre la rapacité des marchands, pas pour leur livrer le pays !
Pourtant si, Louis XV avait bel et bien écouté les sirènes libérales, et cru qu’il allait ainsi éponger son déficit.
Ce n’était pas faute d’opposants à ce nouveau système. « Il faut nourrir le peuple et non enrichir quelques marchands ! »avait tonné le magistrat Séguier. « Une foule d’écrivains qui n’a ni la mission ni le pouvoir d’exprimer la volonté publique, prétend être son organe en exaltant le système le plus incongru au sujet de sa subsistance » avait prévenu un autre juge, Le Pelletier.
L’expérience libérale prit fin avec l’arrivée aux pouvoir de l’abbé Terray qui, fin 1769, rétablit la police des grains et interdit l’exportation de blés.
Par la même occasion, il réduisit drastiquement les droits des rentiers en refusant purement et simplement d’honorer certaines dettes, poussant, sans états d’âmes, d’honnêtes créanciers au suicide. . Ce qui ne fit pas rentrer de l’argent dans les caisses : si le roi ne paye pas ce qu’il doit, qui va le renflouer ?
La dette, la dette, comment venir à bout de la dette sans emprunter de nouveau…
L’abbé Terray lança de nouveaux emprunts mais son attitude intransigeante s’était retournée contre lui : ses emprunts furent des échecs. On ne voulait plus avancer ses sous au roi. La mort de Louis XV mit fin à son ministère.
En 1774, le jeune Louis XVI accéda au trône et fut chaudement pressé de recourir aux services d’un excellent commis de l’État, anciennement intendant du Limousin où il s’était distingué : Jacques Turgot.
Un homme fait, beau, majestueux, intelligent, éclairé. Oui, éclairé, un homme des Lumières, de l’Encyclopédie, qui plongea devant le jeune monarque et lui promit la lune :
Point de banqueroute : le roi payera où il doit ;
Point d’emprunts : on en a déjà trop ;
point d’augmentation d’impôts. La coupe en est pleine.
Quel pouvait être sa recette ? Un miracle ? Un don de Dieu ? De la magie ?
Pas du tout : Turgot était le partisan d’un retour efficace, et en grand, au libéralisme, le vrai.
Les mesures libérales prises par Turgot sur tout le territoire sidérèrent le public qui vit tout à la fois vider les greniers à l’orée de l’hiver et interdire à la police d’empêcher le premier venu de rafler chez les producteurs tout le blé que les habitants attendaient au marché du coin.
Plus d’un millénaire de royauté française avait mis sur pied un système tatillon de surveillance et d’interdits, qui obligeait les producteurs à vendre au peuple d’abord, et aux marchands ensuite, s’il restait de quoi acheter. La police des grains était au service du consommateur et elle veillait, elle était là pour ça, que le pain du peuple ne soit jamais l’objet d’enrichissement indu.
Les Lumières venaient de balayer cette odieuse superstition et d’envoyer la police protéger les marchands contre un peuple ignare et plein de préjugés contre le commerce.
À travers tout le royaume éclatèrent des émeutes qui virent le peuple, secondé souvent par la police et soutenu parfois par les autorités locales, désobéir au roi en poursuivant sur les routes et les canaux des convois de grains que des petits malins pouvaient enlever et stocker ailleurs.
Cet épisode s’appelle la Guerre des farines.
Turgot et son ami Condorcet firent montre de la plus grande fermeté : ce sont des malfaisants qui excitaient le peuple, c’était un complot contre la Raison. D’ailleurs le peuple étant ignorant, il ne pouvait savoir ce qui était bon, on allait le lui montrer.
Quand les émeutes atteignirent Versailles et se massèrent sous les fenêtres du roi, ce dernier vacilla. Mais il se ressaisit : il avait promis son soutien à Turgot, quoi qu’il arrive. Il ne pouvait reculer. Il laissa son ministre organiser la répression et pendre trois émeutiers.
Y pensa-t-il dix-huit ans plus tard quand il monta à l’échafaud ?
Turgot continua sa politique libérale en supprimant les corporations, ce qui eut pour effet de faire du contrat de travail un accord libre entre un patron libre et un ouvrier libre, comme le renard libre dans le poulailler libre….
Et à qui vint lui faire remarquer qu’il faisait simultanément monter le prix du pain et baisser les salaires, il répliqua : « Lorsque la cherté élève la denrée au-dessus des facultés du peuple, ce n’est point pour lui-même que souffre l’homme de journée, l’ouvrier, le manœuvre ; ses salaires, s’il était dégagé de tout lien, suffiraient pour le nourrir : ce sont sa femme et ses enfants qu’il ne peut soutenir, et c’est cette portion de la famille qu’il faut chercher à occuper et à salarier. » .
Turgot inventa le travail des enfants.
Le banquier genevois Jacques Necker, pour lors Ministre (ambassadeur) de Genève à Paris, coutumier des salons où son épouse Suzanne s’occupait d’en faire un demi-Dieu, avait publié un texte dans lequel il s’élevait contre l’exportation des blés. Cela fut suffisant pour le faire passer pour un antilibéral, et déclencher les foudres du malheureux Turgot qui vit en lui la cause de la guerre des farines.
Il n’eut pas le dernier mot et le roi finit par le renvoyer le 12 mai 1776, au comble de l’impopularité.
Ce fut le 29 juin 1777 que le roi Louis XVI opéra dans le royaume de France un changement totalement incongru. Il nomma Jacques Necker directeur général des finances. Or il était étranger, banquier et protestant. Merci, Monsieur de Voltaire.
Lui aussi promit la lune au roi en assurant qu’il allait rétablir ses finances, nous allons voir comment. Le 3 décembre 1776 avait débarqué à Quiberon le franc-maçon américain Benjamin Franklin, qui venait plaider la cause des Américains contre l’Angleterre. Et, alors qu’on cherchait partout comment rétablir les finances publiques, il réussit à convaincre l’entourage du roi, puis le roi lui-même, que la France devait soutenir les insurgents et faire pour eux la guerre.
Y a-t-il plus ruineux qu’une guerre ?
La seule façon de s’y enrichir s’appelle la conquête, assortie bien sûr de la victoire. Il ne s’agissait là que de prestige, de grandeur d’âme, qui allait payer ?
Necker avait le génie de l’argent, il allait en trouver. Ah ça ! il savait faire. Et il jura lui aussi ses grands Dieux qu’il n’allait pas augmenter les impôts… « Il fait la guerre sans impôts, C’est un Dieu ! », ironisa Mirabeau.
Là où l’abbé Terray avait échoué, Necker réussit brillamment et rétablit le crédit du roi : les emprunts qu’il lança reçurent un accueil enthousiaste. Il avait mis en pratique un système génial qui mit à contribution sa ville natale de Genève : la rente viagère sur têtes multiples avec tirage au sort de lots.
On gagea les rentes viagères non plus sur la tête de l’emprunteur ou celle de sa descendance, mais sur celle de trente demoiselles genevoises préadolescentes, nées de familles riches et saines à la longévité probable. Si l’une d’elles mourait, il en restait vingt-neuf pour garantir au créancier la continuation du remboursement. Les conditions étaient si intéressantes que le public se rua sur l’aubaine, Necker claquait dans ses doigts et l’argent rentrait. En moins de cinq ans, il emprunta plus de 530 millions de livres, qui s’ajoutèrent au déficit précédent !
Les anciennes rentes viagères sur la tête du créancier duraient environ 20 ans. Les nouvelles en atteindront 60. On se battit pour en avoir et le roi se ruina… Au bénéfice de qui se fit l’opération ?
De Necker certainement qui, sans en avoir l’air – sa femme Suzanne clamait à qui voulait l’entendre qu’il avait renoncé à ses affaires pour s’occuper de celles du roi – avait placé son frère Louis sous un faux nom à la tête de sa fortune qui continua de prospérer.
Au bénéfice de Genève sûrement, où s’étaient réfugiés les protestants chassés de France par la révocation louis-quatorzienne, et qui tenaient une forme de revanche en s’enrichissant aux dépens de son descendant. Mais n’allons pas accuser les protestants d’avoir été les seuls à profiter de l’aubaine, il ne manquait pas de bons Français catholiques pour en faire autant.
Le passage de Necker au ministère fut un gouffre et Mirabeau écrira en 1787 : « Les emprunts qu’a fait M. Necker doivent être considérés au nombre des plus chers, des plus mal organisés et des plus ruineux que la France ait été contrainte de payer. »
Les Français continueront de payer en 1885, cent ans et quatre révolutions plus tard ! .
Necker fut l’homme des intérêts privés contre le Trésor. Sa réputation d’humanisme est totalement surfaite et ne provient que de l’intense propagande de son épouse. Si Necker se posa en adversaire de la très impopulaire exportation des grains, il ne s’opposa pas à la libéralisation du commerce intérieur, non moins impopulaire. Et s’il y eut une catégorie de la population qui l’adula ce fut celle des rentiers qu’il enrichit. Incontestablement.
En 1781, Necker, toujours convaincu de la nécessité d’avoir avec lui l’Opinion, cette nouvelle venue au Panthéon des Lumières, publia un compte-rendu de sa gestion, riche en incontestables économies dans les dépenses publiques, qui connut un succès international et mit beaucoup de monde fort en colère.
Le ministre Maurepas par exemple, ulcéré de n’y avoir pas été mentionné, qui proféra contre cet ouvrage d’auto-congratulation un cinglant : « Je le trouve aussi vrai que modeste. » .
Certes Necker était justifié d’expliquer nombre de ses réformes, mais il l’eût été également d’évoquer les recettes et les dépenses extraordinaires : il omit simplement de mentionner la guerre d’Amérique dans les dépenses et ses emprunts ruineux dans les revenus. Il établissait un état des lieux ne faisant pas apparaître le montant exorbitant de la dette qu’il avait créée…
Le roi le renvoya et les rentiers commencèrent à trembler : allaient-ils toucher leurs rentes ?
Ce fut pendant le ministère de son successeur Calonne que la France et l’Angleterre signèrent un traité de paix assorti d’un article absolument assassin. Le physiocrate Dupont de Nemours était aux commandes. Partisan du libéralisme le plus échevelé, il prépara l’invasion de la France par les productions anglaises à bas prix.
Il ne manquait pas d’arguments : « C’est une erreur dangereuse que de vouloir fabriquer, chez soi, tout ce qui se fabrique ailleurs ; parce que le commerce ne se soutient que par des échanges, et que ces échanges sont impossibles, quand une nation veut tout donner et ne rien recevoir. »
À propos du commerce, dont tant d’hommes des Lumières déploraient les insupportables entraves il disait, citant l’évangile : « ôtez ses liens et laissez-le aller ». L’allégorie est audacieuse : la citation fait référence au lépreux Lazare, que Jésus ressuscite et sort de sa tombe couvert de bandelettes. Voilà le commerce personnifié en ami de Jésus.
D’ailleurs, pourquoi refuser de laisser entrer les produits de ceux qui savent mieux faire que nous ? Mieux faire que les Français, les Anglais ? Mieux certainement pas. Moins cher, sûrement, et évidemment. Car l’Angleterre, elle, savait faire travailler les enfants.
Le traité Eden-Rayneval fut signé en septembre 1786 : la foudre s’abattit sur la France !
Des milliers d’ouvriers au chômage quittèrent les villes pour errer à la recherche d’un travail. Le roi n’avait même pas les moyens d’envoyer des secours aux villes qui suppliaient qu’on leur vienne en aide. Quand vint l’hiver, on vit des ouvriers à demi nus mendier dans les villes et de village en village pour quémander un morceau de pain. Allait-on mourir de faim au puissant royaume de France ?
On créa partout en urgence des ateliers de charité humiliants pour faire des routes ou détruire de vieux remparts inutiles. Ces hordes de miséreux, hier encore ouvriers incorporés ou paysans pauvres mais vivant dignement, feront les foules de la Révolution. Dans deux ans…
Calonne ne fit pas que laisser envahir la France par des sous-produits du travail mal payé. Il reprit à son compte le projet physiocratique d’augmenter les revenus par une imposition territoriale levée sur tous les revenus fonciers. Sous des dehors de justice fiscale (faire payer tout le monde, qui va être contre à part quelques privilégiés ?) il ouvrait une nouvelle fois le dossier de la libre circulation des grains, moyen efficace d’augmenter les prix, donc le revenu de l’impôt.
Le roi convoqua des notables pour leur demander avis et conseils et l’Assemblée tint séance de février à mai 1787. Calonne ne réussit pas à faire passer entièrement ses vues et il fut renvoyé en avril. Non sans avoir obtenu l’accord des notables, tous propriétaires terriens et intéressés à la chose, sur le principe de la libre circulation des grains.
C’est le 17 juin 1787, deux ans tout juste avant le déclenchement de la Révolution, que le nouveau ministre, Loménie de Brienne, présenta au roi qui la signa, une déclaration faisant de la libre circulation des subsistances, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, l’état habituel du royaume. Combien de temps cette mesure prendrait-elle pour remplir les caisses du roi et combler le déficit abyssal du Trésor ?
Le ciel s’en mêla et la situation empira encore. En juillet 1788, un gigantesque orage désola tout le nord de la France et en août le Trésor, aux abois, suspendit les paiements en numéraire.
Faute de meilleure solution, le roi rappela Necker qui prit des mesures d’urgence pour les subsistances, mais sans rien changer au fond : le commerce en était désormais libre, le pain était une marchandise comme une autre que tout un chacun pouvait acheter, revendre ou stocker selon son inaliénable droit de propriétaire.
L’hiver 1788-1789 fut épouvantable : sans travail et avec du pain à prix prohibitif, des masses de plus en plus nombreuses de miséreux grondaient et réclamaient à cor et à cris ce que toujours les rois avaient protégé et que Louis XVI interdisait désormais : la taxation.
Taxer, c’est fixer un taux. Taxer le pain, c’est en déterminer le prix qui permet au plus pauvre de l’acheter. Les physiocrates avaient décrété que la taxation c‘était du vol, et que seul le « marché », le nouveau Dieu, avait le droit de fixer ce prix en fonction de l’offre et de la demande.
Aux cris scandés par la foule de « taxation ! taxation » les émeutes de la faim secouèrent le royaume du nord au sud. Tenues de faire respecter la loi mais moralement incapables de tirer dans le tas, les autorités locales qui, toujours, avaient protégé le peuple contre l’avidité des marchands, opposèrent une répression particulièrement molle.
Tout devint permis et, inexorablement, la France glissa dans le chaos.
Il ne restait plus au roi, pour résoudre l’insoluble problème de la dette, qu’à convoquer les États-généraux.
Par un tour de passe-passe particulièrement habile, l’hôtel de ville parisien avait réussi à en faire exclure les métiers et seuls les marchands votèrent : les ouvriers parisiens, partisans des corporations et opposants au libéralisme et à la libre circulation des grains, ne furent pas représentés aux États-généraux.
Ceux-ci se réunirent le 5 mai 1789.
Forts de la faiblesse du pouvoir, ils s’autoproclamèrent assemblée nationale constituante par un coup d’État le 17 juin à Versailles.
À Paris où, comme ailleurs, le blé était hors de prix, 10 000 chômeurs étaient occupés en ateliers de charité à casser des cailloux le ventre creux…
Cousin du roi et grand-maître du Grand Orient de France, le duc d’Orléans s’apprêtait à en tirer parti. Le 9 juillet, il réunit chez lui cent députés amis pour préparer la suite. . L’abbé Sieyès qui présidait l’assemblée y prit la parole : « Messieurs, dans l’état désespérant où sont les affaires, il ne reste à la Nation française que la ressource de se mettre sous la protection du grand Prince qui préside à cette illustre Assemblée. »
On était venu se préparer à mettre la régence du royaume entre ses mains.
« Jurons donc tous ici de ne rien négliger pour conduire ce Prince immortel au sommet du Gouvernement. »
On imagine bien qu’un tel rassemblement autour du chef français de la franc-maçonnerie n’est pas le fruit des simples circonstances. Le succès du frère Benjamin Franklin, dont l’intervention fut décisive dans l’engagement héroïque – et totalement inutile de son point de vue – de la France auprès des insurgents (qui s’empressèrent de trahir dès leur victoire acquise), sont à chercher dans le réseau maçonnique en place. Et la présence de Necker à ce rassemblement montre bien que l’affaire était manipulée de loin, dans le temps comme dans l’espace.
Mais laissons là le sujet qui devra faire l’objet d’une étude à part.
Il s’agissait bel et bien de renverser le trône : tous les invités prêtèrent le serment de fidélité demandé par Sieyès et ils préparèrent l’émeute finale pour dans quatre jours.
Et il aurait fallu que le roi, informé de la conjuration, laisse faire ? Quand il sut que Necker en faisait partie, il lui signifia immédiatement son renvoi.
On imagine aisément le choc que la nouvelle déclencha : Necker renvoyé ?
Mais qui allait payer les rentes ?
Qui allait éviter l’inévitable banqueroute qui verrait s’envoler tout espoir de toucher ses sous ?
Pas de banqueroute, surtout pas de banqueroute !
Tout le monde sur le pont !
Aux armes ! Aux armes !
Ce fut le signal de l’insurrection. Prévue pour le 13, elle eut lieu finalement le 14, habilement déclenchée depuis le Palais-Royal, domicile du duc d’Orléans qui fit distribuer aux chômeurs de l’argent et des promesses en tout genre, notamment celle de se faire égorger par les troupes royales qu’on disait en route pour la capitale.
La suite est connue. Les émeutiers allèrent à la Bastille chercher des munitions et massacrèrent ses défenseurs qui, sous la promesse qu’aucun mal ne leur serai fait, leur avaient ouvert les portes… La prise de la Bastille fut d’abord et avant tout une émeute de rentiers qui ont recruté pour leurs basses œuvres des ouvriers au chômage et au ventre vide.
On sait également que le banquier Delessert prit les armes et rejoignit les émeutiers avec ses enfants, ses commis et ses domestiques.
Des banquiers, des rentiers et des chômeurs. On appellera ça « le peuple ».
Arrêtons là et laissons la parole au journaliste Antoine Rivarol, contemporain des événements : « Soixante mille capitalistes et la fourmilière des agioteurs ont décidé la révolution… Ils voulaient que M. Necker régnât pour les payer ; qu’on essayât d’une révolution pour les payer ; que tout fût renversé pourvu qu’on les payât. Ils ne concevaient pas que l’Assemblée nationale fût autre chose qu’un comité des finances… ».
Un peu plus tard, Mirabeau célébrera le « bienheureux déficit » et cette « dette publique qui a été le germe de notre liberté ».
On ne saurait mieux dire. Et quatre ans plus tard le 15 août 1793, au moment où se décidera le populicide vendéen, Cambon dira à la Convention où il présentera son rapport sur la dette publique : « C’est peut-être à l’existence de ces emprunts que nous devons le commencement de la Révolution ; le Gouvernement, embarrassé pour acquitter les engagements qu’il avait contracté, convoque les États généraux pour y pourvoir. Les portefeuilles regorgeaient d’effets royaux ; les propriétaires de ces effets, craignant de perdre leurs capitaux, prirent le masque révolutionnaire et se réunirent aux amis de la République ; dès lors le Palais-Royal fut le lieu de rassemblement des patriotes, et c’est de ce foyer que partit le feu sacré qui enflamma les âmes le 14 juillet et les 5 et 6 octobre 1789. »
Ce sont eux qui le disent.
La révolution a été faite pour les capitalistes qui avaient ruiné les finances royales, et par les foules misérables de malheureux réduits à la misère par l’application des mesures libérales promues par les Lumières, à qui on a fait croire que le roi s’apprêtait à venir les égorger.
Une dernière information pour conclure. .
Des rentes viagères avaient été constituées sur la tête du roi, de la reine et du duc d’Orléans, têtes présumées protégées contre le risque d’une mort prématurée.
Quand elles tombèrent, le nouveau pouvoir éteignit en trois coups successivement 400 000, 200 000 et 250 000 livres de rentes annuelles.
Près d’un million d’économies par an. Il n’y a pas de petit profit.
Marion Sigaut
Historienne, spécialiste de l’Ancien Régime
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