Le rôle de l'ÉGLISE ROUMAINE dans l'histoire de l'Unité orthodoxe [2]
LE RENOUVEAU HÉSYCHASTE AU XVIIIe SIÈCLE
Si le XIVe siècle fut pour l’Orient orthodoxe l’époque par excellence du «mouvement hésychaste», le XVIIIe siècle fut celui de la Philocalie (littéralement, «amour de la beauté»). En fait, il s’agit dans les deux cas d’un renouveau spirituel dû à des personnalités monastiques qui incarnèrent dans leur vie et dans leur œuvre l’esprit de la tradition la plus authentique du monachisme, où l’accent est mis sur l’expérience mystique de l’union avec Dieu par la purification, la garde du cœur et la prière pure. Ce renouveau fut lancé par la publication, presque simultanément, de la Philocalie grecque à Venise et 1782 et sa version slavonne intitulée Dobrotoliubie à Saint-Pétersbourg en 1793. La parution de la Philocalie représente le grand événement spirituel de l’Orthodoxie de l’époque, aux conséquences les plus bénéfiques pour le monde spirituel et culturel roumain, russe et grec.
Dans la période précédant le renouveau philocalique, la vie monastique, et tout particulièrement celle des petites communautés (skites), dans les pays roumains, malgré les signes d’une décadence, se développait dans la tranquillité, encouragée tant par les princes que par les métropolites du pays. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le nombre de monastères et de skites augmenta considérablement en Moldavie et en Valachie. La vie érémitique des skites fut préférée à celle des grandes communautés.
L’historien russe Serge Tchetverikov décrit comme suit la situation des monastères en Moldavie dans la première moitié du XVIIIe siècle: «À cette époque, la Moldavie était l’un des fleurons du monde orthodoxe... La Moldavie, gouvernée par des pieux princes, était à tous points de vue une région favorable à une existence paisible et à la prospérité des monastères orthodoxes. Les chroniques font continuellement état de constructions de monastères par les princes, les boyards et autres gens aisés. En retour, les donateurs exigeaient des monastères qu’ils jouent un rôle civilisateur dans les domaines de la morale et de la religion».
Dans les monastères, il y avait des bibliothèques importantes qui contenaient de nombreux manuscrits et parmi les moines, beaucoup étaient cultivés; on rencontre souvent, dans les documents des monastères, des noms de moines accompagnés de l’épithète didascalos ou «rhéteur». Il y avait aussi non seulement des écoles élémentaires, mais des écoles supérieures où l’on enseignait la poétique, les mathématiques, la théologie, les langues grecque, slavonne et roumaine.
Saint Voïévode Constantin Brancoveanu et ses fils |
La Valachie connut justement à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles une époque culturelle des plus florissantes, sous le règne de saint Constantin Brancoveanu (1654-1714) (16 août) et le métropolite Antime l’Ibère (c. 1650-1716). En 1688 Constantin Brancoveanu fut élu voïévode de Valachie, charge qu’il exécuta avec douceur et patience pendant 25 ans, jouant un habile jeu d’alliances diplomatiques afin de préserver son pays des ennuis de ses puissants voisins, en particulier l’empire Ottoman. Il fonda de nombreuses églises et monastères en Valachie et devint un des grands patrons des orthodoxes sous domination musulmane. Mais la Valachie n’était pas entièrement indépendante des Turcs et en 1714 Constantin Brancoveanu fut arrêté à Bucarest, avec sa famille et son principal conseiller, sur ordre du sultan. Amené à Constantinople, on tenta de le faire devenir musulman, mais il refusa de renier la foi chrétienne. Il fut torturé, et lui et ses quatre fils et son conseiller furent décapités le 16 août 1714.
L’épouse du prince, avec les autres membres de sa famille, échappa à la mort grâce à une énorme rançon versée par les chrétiens; elle put récupérer les reliques des martyrs qui furent déposées à l’église Saint-Georges-le-Nouveau à Bucarest.
Saint Antime (27 septembre), originaire de Géorgie, était soumis à l’esclavage pendant de longues années à Constantinople. Il apprit néanmoins plusieurs langues (le grec, le turc, l’arabe, le slavon et le roumain) et une fois affranchi, il enseigna l’art des icônes brodées et la sculpture sur bois. Invité à s’installer en Valachie en 1690 par le voïévode Constantin Brancoveanu, Antime apprit l’art de la typographie, devint responsable de la typographie princière, puis moine et prêtre. Son intérêt pour l’édition et la typographie ne le quitta pas, même quand il fut élu higoumène du monastère de Snagov, puis évêque de Rimnic et en dernier lieu métropolite de la Valachie. Saint Antime édita environ 63 livres ecclésiastiques et spirituels, dont un bon nombre écrits par lui-même en plusieurs langues. Il organisa des écoles dans tout le pays et il fonda à Bucarest le monastère de Tous-les-Saints, qui aujourd’hui porte son nom. En 1716, deux ans seulement après le martyre de Constantin Brancoveanu, saint Antime, accusé par les Turcs d’avoir intrigué pour soumettre la Valachie à l’empire autrichien, fut déposé, aveuglé et envoyé en exil, mais les soldats de son escorte le noyèrent en chemin. C’est grâce à ses éditions que la langue roumaine devint langue liturgique de l’Église, qui jusqu’alors utilisait exclusivement le slavon.
La situation en Transylvanie, toujours sous domination autrichienne, était beaucoup moins propice à la floraison du monachisme que dans les deux autres pays roumains. En fait, la foi orthodoxe était menacée à la fois par la puissance dominante, catholique, qui cherchait à nuire sinon détruire l’Orthodoxie, et par des missionnaires calvinistes, qui y introduisaient des idées de la Réforme protestante. Cette période connut trois grands confesseurs de la foi orthodoxe: saint Iorest d’Oradéa, saint Sabas de Transylvanie et saint Joseph du Maramouresh (tous sont célébrés le 24 avril). Saint Iorest, moine de Putna en Moldavie, fut choisi en 1640 pour devenir métropolite d’Oradéa en Transylvanie. En 1643 il fut emprisonné pendant neuf mois ; relâché, il se réfugia en Moldavie. En 1657 on lui confia l’évêché de Chous, mais il mourut quelques mois plus tard. Saint Sabas fut élu métropolite de Transylvanie en 1656, charge qu’il occupa pendant 24 ans, affirmant le peuple dans la foi. En 1680 le prince d’Oradéa le fit déposer et emprisonner. Il endura des souffrances pendant trois ans, puis il fut libéré seulement sur le point de rendre son âme.
Saint Joseph était originaire de Maramouresh dans le nord de la Transylvanie. Il devint évêque de cette ville en 1690 et dut combattre vaillamment pour maintenir l’unité religieuse du peuple roumain de la Transylvanie. En 1701 il fut convoqué à Vienne, dans le but de lui faire renoncer à sa foi, et par la suite il fut traîné devant le tribunal de Sibiu, emprisonné, relâché grâce aux efforts du peuple et du clergé, arrêté de nouveau en 1705, puis relâché mais sans autorisation d’exercer sa charge épiscopale. Il mourut en 1711. La vénération de ces trois confesseurs de la foi fut confirmée par l’Église de Roumanie en 1992.
Avant même les parutions de la Philocalie grecque et slavonne, «l’événement philocalique» était déjà depuis un demi-siècle une réalité puissante dans l’Orthodoxie roumaine où, pour la première fois dans leur histoire, les textes philocaliques étaient traduits en langue moderne. La «Philocalie de Dragomirna» est un manuscrit de 626 pages daté du 4 mai 1769, contenant une bonne partie des textes qui entreront dans la Philocalie de Venise, traduits en roumain. À l’origine de ce mouvement qui conduisit au «réveil» des écrits philocaliques se trouve le starets Païssii Velitchkovski, qui, après un long séjour au Mont Athos, devint higoumène des monastères de Neamts et de Sécu en Moldavie. Païssii eut comme précurseur le starets Basile de Poiana Màrului, que certains considèrent comme le premier maître et auteur hésychaste dans l’Orient orthodoxe des temps modernes. Son ascendane sur la personnalité de Païssii et son influence sur le monachisme orthodoxe ne sauraient être minimisées.
Le starets Basile de Poiana Màrului («la clairière du pommier») serait né en 1692 et mort le 25 avril 1767. Selon toute vraisemblance, Basile était ukrainien. Avant de franchir les frontières de la Valachie, il vécut en Russie et dans les montagnes de Mochentski (Ukraine). Obligé de quitter son pays, lorsqu’on a interdit aux moines de Russie de vivre en ermites, Basile et beaucoup d’autres ascètes s’installent dans les skites de Moldavie et de Valachie. Après une vingtaine d’années au skite de Dalhautsi, Basile bâtit, avec l’aide du voïévode Constantin Mavrocordat, le skite de Poiana Màrului où il se transporta avec douze moines. C’est sans doute dans ce skite qu’il écrivit son œuvre, tandis que sa renommée se répandait dans tout le pays et même au-delà. Organisé selon les principes de vie hésychaste et les règles de saint Basile le Grand et celles du Mont Athos, le skite de Poiana Mârului deviendra bientôt le centre hésychaste le plus important du pays. Onze skites de la région se trouvaient sous la direction spirituelle de Basile. Ainsi Poiana Màrului attirait-il des moines de partout, même du Mont Athos. Un moine athonite nota à l’époque: «Poiana Màrului en Roumanie est devenu la deuxième Sainte Montagne», un véritable «centre de culture orthodoxe». En 1750, le starets Basile, en voyage au Mont Athos, tonsura et reçut comme moine son «disciple» Platon-Païssii Vélitchkovski.
Starets Basile lui Poiana Mãrului
C’est surtout à travers ses écrits, qui témoignent d’une riche originalité, que nous connaissons la personnalité de Basile. Par ces écrits, il inaugure dans la culture roumaine un nouveau genre de littérature religieuse, qui sera continué et approfondi par Païssii Velitchkovski et son école. Subtil connaisseur et interprète des Saintes Écritures et de la littérature ascétique, fervent pratiquant de la prière spirituelle, le starets Basile nous a laissé une œuvre peu étendue mais qui, déjà en son temps, fut assimilée aux écrits les plus célèbres de la tradition hésychaste, avec lesquels elle a été copiée et rassemblée dans de nombreux recueils. Des écrits du starets Basile, il ressort avec une nette évidence que la préoccupation centrale de sa vie fut de raviver la pratique de la prière de Jésus. Le plus souvent il la désigne par les termes «activité de l’intellect» (ou mentale), «prière intérieure», ou encore «pratique intérieure», lorsqu’il s’agit de son premier stade, pratique; il lui réserve au contraire les termes «prière spirituelle», «prière contemplative» ou «prière du cœur», lorsqu’elle est devenue un don de l’Esprit Saint. Il était important de souligner d’emblée la distinction entre prière de Jésus «pratique» et prière de Jésus «contemplative» dans les écrits de Basile, pour comprendre son insistance, peu commune, sur le devoir de tout chrétien, moine ou laïc, de la pratiquer. Pour lui, la prière de Jésus est, parmi les diverses pratiques ascétiques, le moyen par excellence de purifier l’âme des passions et de garder l’intellect à l’abri des tentations. Ainsi, la prière de Jésus n’est pas seulement une prière contemplative réservée à une élite purifiée des passions, mais elle est comme une épée remise entre les mains de tous, même débutants, pour combattre pensées et passions. Mieux que celle des très célèbres Récits d’un pèlerin russe, cette orientation de Basile rendrait compte de la pratique effective des moines hésychastes, notamment en Russie et en Roumanie. Les conseils du starets Basile sur la prière ont connu un grand succès non seulement dans le monachisme roumain et russe, mais par ce truchement, parmi les fidèles orthodoxes partout, puisque ces conseils devaient être intégrés dans le «renouveau philocalique».
Saint Païssii Velitchkovski |
Commentaires