Le rôle de l'ÉGLISE ROUMAINE dans l'histoire de l'Unité orthodoxe [3]
C’est l’illustre disciple du starets Basile, Païssii Vélitchkovski, qui a non seulement continué l’œuvre de son maître, mais qui est, avec les auteurs athonites de la Philocalie grecque, à l’origine du renouveau philocalique dans les pays de tradition orthodoxe au XIXe siècle, renouveau qui se prolonge jusqu’à nos jours. Païssii n’était pas seulement l’initiateur de ce courant philocalique et un fervent traducteur des œuvres ascétiques, son charisme exceptionnel était surtout celui d’un vrai père spirituel, rayonnant de sainteté: «Il réunissait en lui, de façon étonnante, la sainteté de sa vie personnelle, le goût de l’étude, une capacité remarquable d’organisation de la communauté monastique, le don d’attirer à soi et de nourrir spirituellement une foule nombreuse de disciples, de fonder près de lui une grande école d’ascèse spirituelle orthodoxe, et enfin un grand talent littéraire». Païssii naquit le 21 décembre 1722 dans la famille du doyen de la cathédrale de Poltava (Ukraine), Jean Vélitchkovski. Selon l’usage de l’époque, Pierre (son nom de baptême) commença ses études par la lecture des psaumes et du Livre des Heures, à l’école, puis à la maison, sous la direction de son frère Jean, prêtre à la cathédrale. De tempérament silencieux, doux, timide et réservé, le starets avoue dans son Autobiographie «sa soif inaltérable de lecture et de prière» qui le poussa dès son jeune âge à lire toute la Bible, les vies des saints, les homélies de saint Jean Chrysostome et les discours d’Éphrem le Syrien, ainsi que d’autres livres, et aussi à prier en silence, à l’écart de tous». Entre 1735 et 1739, Pierre fit ses études à l’Académie de Kiev. Malgré ses qualités intellectuelles et ses bons résultats, Pierre trouva peu de satisfaction dans l’enseignement, influencé par la scolastique occidentale. Peu à peu, grâce à la lecture des Écritures et des Pères de l’Église et à la fréquentation des ermitages voisins de Kiev, le désir de la vie monastique prit le dessus sur son zèle pour les études. À l’âge de quatorze ans, il avait déjà compris l’essentiel de la vie chrétienne, à savoir la loi de l’amour, et il se fixa comme règle de ne jamais juger son prochain, même si ses péchés étaient évidents, de ne jamais nourrir de haine contre qui que ce soit, et de pardonner de tout son cœur à ceux qui l’auraient offensé. En 1740, ayant terminé le premier cycle de l’Académie, Pierre décida de quitter l’école et d’embrasser la vie monastique. C’est alors que commence une longue période pendant laquelle il cherchait un véritable guide spirituel et en même temps un lieu convenable à la vie monastique qu’il souhaitait. Le parcours de Pierre l’amena d’abord à plusieurs monastères en Ukraine, où il devient rasophore en 1741 sous le nom de Platon. Une rencontre avec un moine, possesseur de nombreux textes ascétiques et bon connaisseur des Pères, qui avait vécu dans les monastères roumains et voulait y retourner, fut pour lui décisive. Platon comprit que le monachisme roumain était plus florissant que celui de son pays et qu’il devait suivre la voie de tant de moines qui avaient quitté leur patrie pour la Roumanie. Au début du Carême 1743, il se rend dans la région de Buzau en Moldavie, où existait une quarantaine de skites éparpillés sur les collines des montagnes environnantes. Dans plusieurs de ces skites vivaient des moines russes, serbes et bulgares fuyant les malheurs de leurs pays. Platon s’arrêta tout d’abord au skite de Dàlhàuti, puis passa au skite de Trâisteni, tous les deux se trouvant sous la direction spirituelle du starets Basile de Poiana Marului. C’est là qu’il fit connaissance avec des offices religieux célébrés selon les usages du Mont Athos «avec beaucoup de piété et de ferveur». Là aussi, il trouva la solitude, le silence et des pères spirituels selon son cœur. Désireux d’une vie encore plus solitaire, Platon passa, après deux ans de séjour à Trâisteni, au skite de Cirnul, auprès de l’hésychaste Onuphre, qui parla de la vie solitaire, les passions spirituelles et corporelles, la lutte de la pensée contre les démons. Platon séjourna presque quatre ans en Valachie; il apprit la langue roumaine et acquit une telle sagesse et une telle expérience qu’on l’appelaient le «jeune vieillard». Mais le Mont Athos était le rêve de sa plus tendre jeunesse. En Valachie, où l’influence de l’Athos, par les mouvements de moines dans les deux sens, était si forte, ce rêve devait prendre un contour de plus en plus précis. Et voilà que le temps de sa réalisation était arrivé. Il avait vingt-quatre ans lorsqu’il arriva à la Laure de saint Athanase le 4 juillet 1746, puis il se dirigea vers le monastère de Pantocrator, ayant appris que des moines slaves habitaient dans les alentours. Là, il se vit attribuer un petit ermitage à proximité du monastère. Bientôt, Platon se mit à visiter les moines, à la recherche d’un guide spirituel selon son cœur. Mais il n’en trouva pas, car le Mont Athos traversait à cette époque une profonde crise spirituelle; il dut s’en remettre à la Providence et demeurer solitaire. Platon vécut ainsi presque quatre années dans la retraite et le silence. En 1750, le starets Basile vint en visite au Mont Athos. Il y rencontra son disciple de Valachie et s’enquit de sa vie d’ermite. Le vénérable starets lui exposa, selon l’enseignement des Pères, les dangers qu’encourt l’érémitisme total et lui conseilla de recevoir avec lui quelques frères pour mener une vie communautaire. Avant de regagner la Valachie, Basile tonsura son disciple moine et lui donna le nom de Païssii. Obéissant à son starets, Païssii accepta de prendre avec lui un jeune moine roumain, Bessarion, qui l’en avait supplié «avec des larmes». Au cours des quatre années suivantes, il reçut en tout huit frères, tous d’origine roumaine. Lorsque les premiers Slaves arrivèrent dans la communauté païssienne, l’office, jusqu’alors chanté en roumain, fut célébré alternativement en roumain et en slavon. La communauté de Païssii franchit une nouvelle étape avec son ordination au sacerdoce en 1758. Dès lors, le nombre de frères augmenta de plus en plus. Le manque d’espace les contraignit à déménager dans le Skite de saint Élie. Le renom et l’amour dont jouissait Païssii étaient si grands que l’on venait de toute la Sainte Montagne admirer la beauté et la régularité exemplaire des offices ainsi que la vie de soumission et de charité dans la communauté païssienne. Même l’ex-patriarche Séraphim, qui vivait dans le monastère de Pantocrator, avait le starets Païssii comme père spirituel.
Le nombre toujours croissant de frères et les difficultés matérielles de la vie au Mont Athos déterminèrent le starets et ses moines à aller vivre dans un monastère de Moldavie. En 1763, après dix-sept ans de vie sur la Sainte Montagne, Païssii et ses moines, au nombre de soixante- quatre, firent voile vers la Moldavie. Ils gagnèrent le nord du pays, la Bucovine, et s’installèrent au monastère de la « Descente du Saint Esprit », à Dragomirna, mis à leur disposition par le métropolite Gabriel de Jassy. Rapidement le starets organisa la vie du monastère selon les canons traditionnels du monachisme orthodoxe, misant en particulier deux vertus : la pauvreté personnelle et l’obéissance inconditionnelle.
Le nombre de moines augmentant de plus en plus – à la fin de leur séjour à Dragomirna, ils étaient quelque trois cent cinquante –, Païssii dut ordonner plusieurs prêtres qu’il établit comme confesseurs et surveillants des moines. C’était le commencement d’une mission qui dépassait les rapports d’un seul homme avec ses disciples et qui allait bientôt s’étendre au monde laïc. À Dragomirna, Païssii avait inauguré une coutume qui devait avoir une grande et bienfaisante influence. Pendant tout l’hiver et jusqu’à la Semaine Sainte, il réunissait le soir les moines dans le réfectoire et faisait une lecture des écrits des Pères, suivie d’entretiens concernant leur enseignement et d’exhortations. Un jour cette lecture se faisait en russe, un autre jour en roumain. Le séjour de la communauté païssienne dans ce monastère dut prendre fin lorsque la Bucovine fut englobée dans l’Empire autrichien ; le 14 octobre 1775, Païssii et ses moines se fixèrent dans le monastère de Sécu. Seul le manque de place les gênait pourtant. Pour y remédier le starets s’adressa au prince Constantin Moruzi, sollicitant une aide matérielle en vue de construire de nouvelles cellules. Mais le prince, sur le conseil du métropolite, assigna à la communauté de Païssii le plus grand monastère du pays, Neamts, à quelques kilomètres de Sécu. La majeure partie de la communauté quitta alors Sécu pour se fixer à Neamts le 14 août 1779.
Depuis lors, Païssii eut la charge des deux monastères. À Neamts la communauté s’agrandit assez vite, au point de compter sept cents moines. Un hôpital et de nouvelles cellules furent bientôt construits et on prit aussi des dispositions pour loger et nourrir les pèlerins et les pauvres. Le monastère de Neamts fut la dernière et la plus importante étape de la vie du starets Païssii et de sa communauté. Elle excella par une immense activité littéraire; deux équipes de traducteurs, de copistes et de critiques, Païssii en tête, travaillaient sans relâche à la révision et à la traduction des écrits philocaliques en slavon et en roumain. Ainsi, Païssii « fit de sa laure de Neamts le centre et le flambeau du monachisme orthodoxe, l’école de la vie hésychaste et de la culture spirituelle pour tout l’Orient orthodoxe».
Le couronnement de ce travail de traduction des textes ascétiques des Pères anciens fut d’abord, déjà à Dragomirna en 1767, le réalisation d’une Philocalie roumaine, puis, en 1793, la publication à Saint-Petersbourg de la Philocalie slavonne, Dobrotoliubie. Païssii lui-même traduisait surtout en slavon, puisque plusieurs autres moines pouvaient traduire en roumain, alors que peu étaient en mesure de traduire en slavon. Quelques textes traduits en roumain à Neamts furent publiés au XVIIIe siècle, d’autres seulement après que le monastère de Neamts eut acquis sa propre imprimerie en 1807. Outre son travail de traduction et de correction de textes patristiques, Païssii écrit lui-même quelques petits ouvrages, notamment des lettres au sujet de la vie monastique, qui furent publiées par le monastère d’Optino en 1847.
Le nom du starets et de son monastère était universellement connu dans le monde orthodoxe. Des moines, des fidèles ou des personnalités ecclésiastiques venaient de partout pour le voir, ou du moins correspondaient avec lui. Vers la fin de sa vie, le don des larmes lui fut accordé. Voici comment le grec Constantin Caragea décrit Païssii, après une rencontre avec celui-ci: «Pour la première fois de ma vie, j’ai vu la sainteté incarnée et non dissimulée. J’ai été impressionné par son visage lumineux et pâle, exsangue, par sa barbe touffue et longue, brillante comme de l’argent, par la propreté de ses vêtements et de sa cellule. Sa parole était douce et sincère... Il avait l’air d’un homme totalement détaché de la chair».
Païssii mourut le 15 novembre 1794, à l’âge de soixante-douze ans, et fut enterré dans l’église du monastère où sa tombe est encore vénérée aujourd’hui. Il laissait après lui deux communautés, à Neamts et à Sécu, avec plus que mille moines, Roumains, Russes, Serbes, Bulgares et Grecs.
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