St Jean Chrysostome : sur la bonne chère...


"Recherchons la nourriture, mais non la corruption ; cherchons la nourriture, mais non pas ce qui est la source des maladies de l'âme et du corps; recherchons la nourriture qui procure quelque plaisir, non les délices, qui sont une source d'incommodité ; c'est cela qui est délice, ceci est une véritable peste ; cela est joie, ceci chagrin ; l'un est dans la nature, et l’autre lui est opposé. Si quelqu'un vous donnait à boire de la ciguë, ne serait-ce pas contre nature ? Si l'on vous servait du bois et des pierres, ne les repousseriez-vous pas ? Et avec raison, car c'est contre nature. Ainsi sont les délices. De même que dans une ville, pendant un siège, il y a tumulte et agitation quand les ennemis s'y introduisent ; ainsi en est-il pour l'âme quand le vin et la bonne chère s'en emparent. « Pour qui les malédictions ? Pour qui les ennuis et les vaines paroles ? Pour qui « le jugement, si ce n'est pour ceux qui passent « leur temps à boire ? Pour qui les yeux livides ? » (Prov. XXIII, 29, 30.) Mais quoi que nous disions, nous n'éloignerons pas de la bonne chère ceux qui y sont adonnés, si nous n'attaquons pas une autre maladie.[...]
Etudions la constitution même de notre corps, et nous verrons qu'une petite partie de notre être est consacrée à cette opération. La bouche et la langue sont destinées aux hymnes, notre gorge à la parole. La nécessité de la nature nous a ainsi liés, afin que nous ne puissions, même malgré nous, tomber dans un grand embarras d'affaires. Si les délices de la table n'étaient la source de tant de peines, de maladies et d’indispositions, elles seraient supportables. Mais les bornes imposées à  la nature sont faites de telle sorte que, même en le voulant, nous  ne puissions les dépasser. Recherchez-vous le plaisir, mon cher auditeur ? Vous le trouverez dans la frugalité. La santé ? C'est encore là qu'il vous faut la chercher. La quiétude ? Vous ne  la rencontrerez que là. La liberté, la vigueur du  corps, sa bonne constitution, la sagesse de l'âme, la vigilance ? Tous les biens naissent de la frugalité. Dans la bonne chère se trouvent les choses contraires : l'aigreur, la langueur, la maladie, la bassesse et la prodigalité. D'où vient donc, direz-vous, que tous nous courons à la bonne chère ? Cela  vient de ce que nous sommes malades. En effet, dites-moi pourquoi le malade recherche-t-il  ce qui est nuisible ? N'est-ce pas là encore un signe de maladie ? Pourquoi, le boiteux ne marche-t-il pas droit ? N'est-ce pas à cause de sa nonchalance, et parce qu'il ne veut pas aller au médecin ? Parmi les choses de ce monde, les unes procurent une joie passagère, et sont la cause d'un châtiment éternel ; les autres, au contraire, causent des souffrances passagères, et, procurent une joie sans fin. Celui donc qui est assez lâche et nonchalant pour ne pas mépriser les joies présentes, afin de gagner les biens futurs, est promptement séduit. Dites-moi, comment fut séduit Esaü ? D'où vient qu'il préféra une joie passagère à l’honneur à venir ? Cela vint de la mollesse et de la faiblesse de son esprit. Mais cela même d'où vient-il ? direz-vous. Cela provient de nous-mêmes, et évidemment de là. Lorsque tous le voulons, nous nous excitons, nous-mêmes, et nous devenons tempérants. Toutes les fois, qu'une nécessité survient, ce n'est, qu'en faisant des efforts que nous parvenons à voir et à embrasser ce qui est bien. Lors donc que vous devrez vous livrer à la bonne chère, songez combien est court le plaisir qu'on y trouve, songez au dommage qui en résulte (car c'est un véritable dommage de dépenser tant de richesses pour son propre malheur), songez, aux maladies, aux infirmités, et méprisez la bonne chère. 


Combien voulez-vous que j'énumère d'hommes devenus victimes de la gourmandise ? Noé s'enivra et resta nu ; et que de maux à cause de cela ! Esaü, par gloutonnerie, livra son droit d'aînesse, et il fut sur le point de commettre un fratricide. « Le peuple d'Israël s'assit pour boire et pour manger, et ils se levèrent pour jouer ». (Exod. XXXII, 6.) : C'est pour cela qu'il est dit: « En buvant et en mangeant, souvenez-vous du Seigneur votre Dieu ». (Deut. VI, 2) Ceux qui se plongèrent dans la bonne chère, tombèrent dans l'abîme. « La veuve, qui vit dans le luxe, dit l’Ecriture, est morte, quoique vivante » ( I Tim, V, 6) et ailleurs : «Le bien-aimé s'engraissa, il s'appesantit, et se révolta ». (Deut. XXXII, 16.) Et l'apôtre dit encore : « Ne cherchez pas à contenter les désirs de la chair ». Je ne fais pas une loi du jeûne (personne ne me comprendrait), mais je repousse les délices excessives, je blâme la bonne chère pour votre utilité. De même qu'un torrent, les délices renversent tout, rien ne saurait leur résister : elles renversent les trônes. Que dirai-je de plus? Voulez-vous faire bonne chère ? Donnez aux pauvres ; appelez le Christ, afin d'être encore dans les délices lorsque la table sera enlevée. Vous n'avez pas maintenant cet avantage ; je le crois  bien, les choses d'ici-bas sont si peu stables. Mais plus tard vous l’aurez. Vous voulez faire bonne chère ? Nourrissez votre âme, donnez-lui la nourriture dont elle a besoin. Ne la tuez pas par la faim. C'est le temps de la guerre, c'est le temps du combat  et vous vous asseyez pour faire bonne chère ! Ne voyez-vous pas ceux qui tiennent le sceptre, vivre frugalement à l'armée ? « Nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang » (Eph. VI, 1), et vous vous engraissez lorsqu'il faut combattre ? L'ennemi, grinçant des dents est là, et vous êtes plongé dans la mollesse et attaché à la table. Je sais que je parle en vain, mais pas pour tous. « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ». Le Christ est desséché par la faim, et  vous, crevez des suites de votre gourmandise. Ce sont deux excès. Quel mal ne causent pas les délices de la table ? Elles portent en elles leurs contraires : Je ne vois pas d'où elles ont pris ce nom. Mais de même que la gloire et la richesse sont ainsi nommées quoiqu'elles ne soient que misère et pauvreté, de même le plaisir de la table porte ce nom quoiqu'il ne soit qu'amertume. Devons-nous être immolés, que nous nous engraissons nous-mêmes ? Pourquoi préparez-vous aux vers un festin si copieux ? Pourquoi préparez-vous une masse plus abondante de corruption ? Pourquoi déposez-vous en vous des sources d'humeurs et d'odeurs fétides ? Pourquoi vous rendez-vous vous-même inutile en tout ? Voulez-vous que l'œil soit bon ? Rendez le corps robuste. Parmi les cordes d'instrument, celle qui est grasse et souillée est inutile pour la mélodie ; celle, au contraire, qui est partout bien tendue, est tout à fait harmonieuse. Pourquoi enterrez-vous l'âme ? Pourquoi rendez-vous sa muraille plus épaisse ? Pourquoi épaissir le nuage de fumée qui vous aveugle, car de la bonne chère s'élèvent de toutes parts comme des vapeurs et des brouillards. A défaut d’autres, les athlètes vous enseigneront qu'un corps plus grêle est plus robuste. Ainsi l'âme adonnée à la philosophie est plus forte. Je la compare à un écuyer sur son coursier. Or, il est d'expérience que les chevaux trop gras donnent beaucoup de peine aux écuyers, et qu'ils sont difficiles à manier. Ce qu'on souhaite, c'est que l'écuyer monté sur un cheval vigoureux et docile remporte le prix de la course. Mais donnez à un écuyer un cheval qu'il soit obligé de traîner, qui tombe mille fois sous lui, et qu'il ne puisse exciter même en se servant de l'éperon, si habile que soit cet écuyer il n'obtiendra pas la panne. Ne négligeons pas notre âme, ne la laissons pas opprimer par le corps; mais au contraire rendons-la plus clairvoyante; rendons son aile légère, ses liens plus larges. Nourrissons-la de saintes paroles et de frugalité : ainsi notre corps sera robuste, et notre âme sera dans la joie, sera exempte de peine : et après avoir ainsi réglé convenablement notre existence, nous pourrons atteindre au sommet de la vertu, et jouir des biens éternels par la grâce et la bienveillance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui soit, pour le Père et l'Esprit-Saint, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles. Amen."

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