Claude-Henri Rocquet : Vous parliez tout à l'heure de l'importance du récit, et dans votre Journal, vous êtes extrêmement critique envers une partie de la littérature et de l'art modernes. Vous classez dans la même catégorie le nihilisme philosophique, l'anarchisme politique et moral, et l'art dénué de sens.
Mircea Eliade : Le dénué de sens me semble la chose la plus antihumaine qui soit. Être humain, c'est chercher du sens, de la valeur – l'inventer, le projeter, le réinventer. Ainsi, le triomphe du dénué de sens, dans certains domaines de l'art moderne, me semble une révolte contre l'humanité. C'est une dessiccation, une stérilisation – et un grand ennui ! J'accepte la stérilité, l'ennui, la monotonie, mais seulement comme exercice spirituel, préparation à la contemplation mystique. Dans ce cas, il y a un sens. Mais offrir le dénué de sens comme objet de « contemplation » et de plaisir esthétique, je n'accepte pas cela, je m'y révolte totalement. Je vois bien sûr que c'est parfois un cri de détresse poussé par certains artistes pour protester contre l'absurdité de l'existence moderne. Mais répéter ce message à l'infini et, ce faisant, ne faire qu'aggraver l'absurdité, je n'en vois pas l'intérêt.
Claude-Henri Rocquet : Vous rejetez également la laideur en art. Je pense à ce que vous dites de Francis Bacon, par exemple.
Mircea Eliade : Je comprends parfaitement sa raison de rechercher la laideur comme objet de sa création plastique. Mais en même temps, j'éprouve une certaine résistance à cette laideur, car nous la voyons déjà partout autour de nous, aujourd'hui plus que jamais. Pourquoi ajouter de la laideur à la laideur universelle dans laquelle nous nous enfonçons chaque jour davantage ?

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