DOSTOÏEVSKI, L’HOMME EUROPÉEN EN QUÊTE DE DIGNITÉ

Fjodor Dostojevskij   

   (source) L'Idiot de Fiodor Dostoïevski a commencé à être publié sous forme de feuilleton dans Le Messager russe en 1868. Ce 150e anniversaire est l’occasion de redécouvrir son auteur qui avait déjà saisi à l’époque le drame auquel est confronté la civilisation européenne aujourd’hui.


    La Russie sans l’Europe n’existe pas. Tous les sujets, tous les thèmes de la culture russe, sont des sujets et des thèmes européens. La Russie a pris ces thèmes, et plus que de les remodeler à sa façon, elle les a surtout mis à nu pour en découvrir leur éternelle substance : elle les a « déformatisés ». C’est cette déformatisation de la culture, cette capacité à évacuer la « forme » pour mieux saisir la substance, qui fait le génie russe. À une époque où la forme de l’Europe est devenue, pour une grande majorité d’individus, plus importante que son essence, le monde a plus que jamais besoin du génie russe.

 

Admiration envers l’homme européen

 

Dostoïevski croit en l’homme européen, en sa passion, sa soif de vérité, sa foi, sa créativité, sa lutte. Il éprouve même le sentiment d’être le « dernier des européens ». On se souvient des paroles d’Ivan dans Les Frères Karamazov : « Je veux faire un voyage en Europe, Aliocha… Je sais que je n’irai voir qu’un cimetière, mais c’est un cimetière auquel on tient mais tellement, mais tellement fort, voilà ! J’y tiens, moi, aux défunts qui y reposent, chaque pierre qui les couvre parle d’une vie passée tellement brûlante, d’une foi si passionnée en son exploit, en sa vérité, en sa lutte et sa science que, je le sais à l’avance, moi, je tomberai au sol et je les embrasserai ces pierres, et je pleurerai dessus — persuadé en même temps, de tout mon cœur, que, tout ça, depuis longtemps, ce n’est plus rien qu’un cimetière, et rien de plus. Et ce n’est pas de désespoir que je pleurerai, mais juste parce que je serai heureux des larmes que je pourrai verser. »

Le sens de l’homme est lié au Christ

 À l’âge de 18 ans, Dostoïevski a déjà formulé sa mission vitale : « L’homme est une énigme. Cette énigme, il faut la découvrir… Je travaille sur cette énigme, car j’ai envie d’être un homme ». À 29 ans, à la veille de son exil sibérien pour avoir participé au complot politique des membres du cercle de Petrachevski, il écrit à son frère : « Frère ! Je ne désespère pas. La vie est partout la vie. Être un homme parmi les hommes, et le rester toujours, dans toutes sortes de malheurs, sans se décourager et sans tomber, voilà en quoi consiste la vie, voilà son sens. Cette idée est ancrée dans ma chair et dans mon sang. »

 

Chez Dostoïevski, le sens de l’homme est lié au sens du Christ. Sur l’échafaud, quelques instants avant le simulacre de pendaison, il s’approche de son ami Spechniov et lui souffle à l’oreille en français : « Bientôt nous serons avec le Christ ». À 33 ans, à peine sorti du bagne, il choisit encore le Christ. Au bagne « je me suis compris… J’ai compris le Christ… J’ai compris l’homme russe… Ne me dites pas que je ne connais pas le peuple… Je le connais, c’est de lui que j’ai reçu de nouveau dans mon âme le Christ, que j’avais connu dans la maison paternelle lorsque j’étais enfant, mais que j’avais perdu. »

 

Dostoïevski est fasciné par l’humanité du Christ, par sa nature humaine parfaite. « J’ai composé mon Credo, dans lequel tout est clair et saint. Il est très simple, le voici : croire qu’il n’y a rien de plus beau, de plus profond, de plus attrayant, de plus raisonnable, de plus fort et de plus parfait que le Christ… Mieux encore, si quelqu’un me démontrait que le Christ n’est pas dans la vérité, et qu’effectivement la vérité n’est pas en lui, j’aimerais mieux rester avec le Christ plutôt qu’avec la vérité. » Dostoïevski n’a nul besoin d’une divinité qui ne s’est point faite homme, d’une vérité qui ne s’est point faite chaire. Pour lui le Christ est l’homme idéal et parfait, il n’est pas seulement Dieu et Sauveur.

 

Dostoïevski croit en l’homme, parce qu’il croit au Dieu fait homme. Dans sa chute tragique l’homme découvre le visage du Christ, rayonnant, miséricordieux, profondément humain. Il découvre sa dignité et sa filiation divine, il se purifie et se sauve à travers la souffrance et la pénitence.

 

L’homme au cœur de son œuvre littéraire

 

« Ce qui intéresse Dostoïevski, écrit Nicolas Berdiaev, philosophe chrétien du début du XXe siècle, ce sont les hommes, seulement les hommes. Les villes et leur atmosphère, les auberges sales et répugnantes ne sont que des signes, des symboles du monde intérieur et spirituel de l’homme, le reflet de son destin intérieur. Dans les romans de Dostoïevski, tout converge vers un personnage clé et ce personnage clé converge vers tout et vers tous. Ce personnage est une énigme et tous doivent découvrir son secret. »

  

L’humanisme de Dostoïevski est un humanisme chrétien. Ses thèmes sont le Dieu-Homme et l’homme-dieu, la piété et la révolte contre Dieu, la beauté et le nihilisme, la foi et la raison, la liberté et le mal, la souffrance et la rébellion, le péché et le repentir, la mort et la résurrection. Ce sont des thèmes profondément européens. Dostoïevski est un anthropologue. Il dépeint les catastrophes qui menacent le monde, et la plus grande de toute : le mépris de l’homme, la négation de sa dignité et de sa liberté. C’est le sens ultime de son récit Le Grand Inquisiteur qui est probablement la pièce la plus géniale de la littérature moderne.

 

Dans ce récit imaginaire qui se déroule à Séville au XVe siècle le Grand Inquisiteur condamne à mort le Christ : « Demain je Te brûlerai sur le bûcher… N’est-ce pas Toi qui disais si souvent, en ce temps-là : “Je veux vous rendre libres” ? Eh bien, Tu les as vus, aujourd’hui, ces hommes “libres”… Oui, cette affaire-là nous a coûté très cher… Mais, cette affaire, nous l’avons enfin parachevée… Pendant quinze siècles nous nous sommes torturés avec cette liberté, mais, maintenant, c’est fini, et bien fini… Mais sache que c’est maintenant, oui, à cet instant précis que ces gens-là sont plus sûrs que jamais qu’ils sont pleinement libres, quand, leur liberté, ils nous l’ont apportée d’eux-mêmes, et l’ont servilement mise à nos pieds… Rien, jamais, ni pour la société humaine, ni pour l’homme n’a été plus insupportable que la liberté !… Ils savent qu’ils ne pourront jamais être libres, car ils sont faibles, vicieux, rebelles… Ne peut conquérir cette liberté humaine que celui qui apaisera leur conscience. »

 

Dostoïevski a saisi le drame de la civilisation européenne telle que nous la voyons aujourd’hui : l’affirmation diabolique de l’inconsistance et de l’indignité de la personne humaine. Le Grand Inquisiteur, ce sont tous les systèmes idéologiques qui prétendent créer une civilisation de zombies que l’on manipule aisément et impunément. À la base de ces systèmes prévaut une vision noire de l’homme. Il pénètre au cœur de la problématique européenne des derniers siècles. Il est difficile d’être plus simple, plus clair, plus convaincant. Dostoïevski, c’est l’homme européen en quête de dignité et de survie. Dostoïevski, c’est lui l’Europe.


Alexandre Dianine - Havard - publié le 14/11/18

 

 

 

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