RUSSOPHOBIE, Un virus résilient




EXTRAIT du magazine web TURBULENCES

Avis de tempête médiatique à Moscou. Un professeur linguiste et barbichu de la Haute École d’Économie lance une bombe en se plaignant sur Facebook de ne pas trouver dans les kiosques de Moscou des journaux dans d’autres langues que le russe, «cette misérable langue de cloaque (kloatchnyque l’on parle et écrit aujourd’hui dans ce pays. Une langue vidée de ce qu’elle a de plus merveilleux. Comment en est-on arrivé là, alors que le monde est peuplé de gens plus intelligents et plus humains que nos concitoyens?» Réponse: «c’est que nous ne sommes plus un empire, ni une grande puissance, mais un pays ensauvagé!». En d’autres termes, la langue russe a dégénéré, comme le peuple qui la parle. Il est temps que les Russes se mettent à apprendre d’autres langues plus civilisées, après avoir imposé la leur aux dizaines de nations qui formaient les empires russe et soviétique.
Il n’en faut pas plus pour que les médias russes conservateurs se déchaînent contre Gasan Guseinov, cet intellectuel originaire d’Azerbaïdjan, qui ose insulter le peuple russe et son patrimoine le plus cher, la langue de Pouchkine! Le Conseil d’éthique de la Haute École — une institution d’obédience libérale et occidentaliste fondée dans les années 90 — exige des excuses publiques de Guseinov, qui ne plie pas. Il se sent conforté dans son attitude par la longue tradition d’autodénigrement qui prévaut dans l’intelligentsia russe, depuis que Pierre le Grand s’est mis en tête de désensauvager la Russie en l’ouvrant sur l’Occident.
Les débordements du professeur n’ont rien d’exceptionnel. En mode schizophrène, Guseinov dénature lui-même la langue qu’il exècre en même temps qu’il dit admirer, en recourant à un lexique peu convenable dans des tweets ouvertement russophobes. Il sait qu’il pourra toujours compter sur l’appui de ses compagnons de route pro-occidentaux et que les menaces de le mettre à pied ne seront pas mises à exécution. Il entretient par là sa réputation de dissident au-delà des frontières du pays et prépare ainsi sa prochaine tournée de conférences sur les campus de France, de Navarre et même de Suisse.
C’est ainsi que la russophobie omniprésente en Occident s’alimente aux sources les plus diverses, y compris en Russie même. Dans une réédition de son excellent Russie-Occident, une guerre de mille ans: La russophobie de Charlemagne à la crise ukrainienne, Guy Mettan pourra ajouter plusieurs chapitres sur les nouvelles formes qu’a prises la russophobie depuis la sortie de son livre en 2015. Aux États-Unis, la haine de la Russie a atteint un stade d’hystérie tel qu’elle imprègne tout le débat qui fait rage au Capitole, et pas seulement sur des questions de politique étrangère. En Europe, nous sommes à peine en reste, même si les formes de préjugé sont plus subtiles, mais non moins invasives. Un exemple: dans une colonne récente du Temps, la doyenne chroniqueuse Joëlle Kuntz donne son opinion: « Vous seriez Ukrainien ou Ukrainienne, vous n’auriez jamais imaginé que les États-Unis, amis et protecteurs déclarés de votre indépendance, s’étaient donné un président capable de vous préférer la Russie». En effet, il faut être ce fou de Trump pour préférer la Russie démoniaque et tyrannique à la bienveillante et démocratique Ukraine.
J.-M. Bovy/21.11.2019



Médias, russophobie et apocalypse 

mode de fabrication

Médias, russophobie et apocalypse – mode de fabrication
Première diffusion le 06/03/2019

« Nous sommes désormais un empire et nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, judicieusement, comme cela vous revient, nous agissons à nouveau et nous créons d'autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c'est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l'histoire (...). Et vous, vous tous, il ne vous reste qu'à étudier ce que nous faisons."
Karl Rove, conseiller du président George W. Bush. Propos recueillis par Ron Suskin, éditorialiste du Wall Street Journal et rapportés par Le Monde du 5 septembre 2008

Les États-Unis sont en proie à l’ingérence russe. L’ennemi n’est plus aux portes. Il y a deux ans, il a franchi le pas et les pare-feux. Y compris ceux de la Maison Blanche. Le virus(se) « infecte » désormais la société américaine de l’intérieur. Propagé par les réseaux sociaux, il ravage les esprits d’électeurs indécis et de citoyens « mal informés ».

Les grands médias américains et le Russiagate

C’est en tout cas l’image projetée par les grands médias américains (New York Times, Washington Post, Newsweek, Time Magazine, MSNBC, CNN etc.) sur toile de fond de l’affaire « Russiagate » (depuis mai 2017, l’ancien chef du FBI, Robert Mueller, enquête sur une prétendue collusion entre Donald Trump et la Russie. Aucune preuve n’a été produite à ce jour). Initiée par des acteurs politiques comme principale raison de la défaite de Hillary Clinton, « Russiagate », a été promue, amplifiée et instrumentalisée pour devenir ce qu'elle est aujourd'hui – une paranoïa collective d’État.

Comme chaque psychose de masse, Russiagate se nourrit de ses propres hyperboles. Ainsi, selon Kathleen Parker, chroniqueuse au Washington Post, les incursions du Kremlin dans les médias sociaux « ont manipulé la pensée américaine ». Ceci, rajoute-t-elle, est particulièrement vrai pour « les personnes plus âgées, non-blanches et moins éduquées ». « Les Américains de tout bord politique ont été dupés par Poutine », renchérit son collègue, Dana Milbank. "Poutine a pris les citoyens Américains pour des idiots", « nous [les Américains] sommes profondément stupides » conclut-il. Le rôle néfaste de Poutine ne se limite pas au sabotage électoral. Tout en préparant la 3e guerre mondiale, il serait en train de transformer la démocratie US en kleptocratie postsoviétique. Ses bombardiers nucléaires sillonnent le ciel de l’Alaska, alors que ses hackers infiltrent impunément la grille énergétique américaine, au risque de faire mourir de froid des millions d’Américains.

Alliance néoconservateurs/médias/renseignement

Certes, l'establishment médiatique américain n’a jamais été suspect d’affinités pro-russes. Cependant, même le bref épisode maccarthyste des années 50 n’était finalement qu’un anticommunisme de principe d’une minorité républicaine. Contrairement aux cycles antérieurs d'hystérie antisoviétique, la russophobie actuelle est un activisme assumé d’une alliance contre-nature entre médias démocrates, les néoconservateurs et la communauté du renseignement. Quant aux quelque 200 journalistes et sites d’information indépendants qui ont refusé de s’y aligner, ils ont été listés comme les « porte-paroles de la propagande poutinienne ».

On peut penser qu’avec la disparition de l’URSS a disparu aussi la justification idéologique pour dénigrer la Russie. Et pourtant l’animosité des médias à son égard n’a jamais été aussi forte. Les nouveaux maîtres du discours ont simplement substitué à l’anticommunisme d’antan, la diabolisation de Poutine et la perfidie congénitale russe.

Vladimir Poutine, le retour du diable

Sans surprise, Poutine est qualifié par défaut de tyran, impérialiste, raciste, antisémite et assassin de ses ennemis politiques. De telles accusations sont presque toujours axiomatiques. Aucune preuve n’est jamais apportée, ni même considérée nécessaire.

D’ailleurs, Poutine ne serait qu’un symptôme. L’Occident « n’a pas un problème Poutine », constate un haut fonctionnaire américain. « En fait, il a un problème avec la Russie ». À y bien réfléchir, d’autres nations, tout aussi « exceptionnelles et indispensables» ont eu déjà le même problème. À l’heure où le politiquement correct règne sans partage dans les médias officiels, les Russes y sont décrits comme génétiquement déficients, ineptes à concevoir et à faire marcher une société normale. Corrompre, c’est dans l’ADN russe a écrit récemment le New York Times. Portée par cette déferlante de russophobie, l’ex ambassadrice Nikki Haley a déclaré depuis la tribune de l’ONU que « le mensonge, la tricherie et les comportements voyou s» sont une « norme de la culture russe ».

Arriérés et dysfonctionnels, les Russes n’en sont pas moins des « maîtres – marionnettistes », capables d’orienter le résultat de n’importe quelle élection. Lors d’une interview avec la chaîne MSNBC le 28 mai 2017, James Clapper, un ancien directeur du renseignement américain, s’est dit convaincu « que les Russes (…) sont presque génétiquement disposés à coopter, à infiltrer, à gagner des faveurs (…) c’est une technique typique de la Russie ».

Or, le discours médiatique dominant a dépassé le stade des invectives puériles. Le ton est désormais ouvertement belliciste. Sans qu’elle soit jamais établie par aucun fait sérieux, la prétendue « ingérence» du Kremlin est assimilée à «une attaque contre la démocratie américaine» et à un acte de guerre comparable à Pearl Harbour et au 11 septembre. Bien que absurde, cette posture victimaire semble remplir son objectif : réduire à néant toute tentative de critique et justifier d’éventuelles « représailles » à l’encontre de l’oppresseur présumé. Exhorter son audience à "traiter la Russie comme le terroriste qu’il est" ou à bombarder la Crimée, n’est plus une position marginale. Des décideurs et hauts responsables américains ont récemment agité des menaces sans précédent contre Moscou. Ainsi, Kay Bailey Hutchison, l'ambassadrice des États-Unis auprès de l'OTAN a proposé de "détruire" tout missile russe qui, selon elle, violerait un traité de 1987. De même, en Septembre dernier, le Secrétaire américain de l'Intérieur Ryan Zynke a menacé la Russie de « blocus naval ».

Cette stratégie a été payante. Selon le dernier sondage Gallup, la puissance militaire russe est considérée comme une menace critique par 52% des Américains. Soit une progression de 39% par rapport au même sondage de 2016. Aujourd’hui, la Russie est perçue comme "le plus grand ennemi" des États-Unis par 32% des Américains. Loin devant la Chine (21%), Corée du Nord (14%) et l’Iran (9%).

La fabrication du consentement

Dans leur ouvrage classique « La fabrication du consentement » (Manufacturing Consent: The Political Economy of the Mass Media, Noam Chomsky & Edward S. Herman Publisher Pantheon Books 1988) Noam Chomsky et Edward Herman ont détruit un des grands mythes américains: en démocratie, des médias indépendants et concurrents, informent de façon objective des citoyens libres et éclairés. Chiffres, exemples, analyses et tableaux comparatifs à l’appui, les deux chercheurs ont démontré qu’il n’existe pas d’ « information » à proprement parler. Il n’y a que des modèles de propagande.

Les médias de masse américains, concentrés dans un nombre toujours décroissant de grandes sociétés, constituent un système qui sert à communiquer des messages et des symboles à la population. «The  news » n’est qu’un instrument de communication idéologique pour légitimer le pouvoir et les politiques d’une élite dominante.

Les conclusions de cette étude parue en 1988, ont passé l’épreuve du temps. Les mécanismes pour « fabriquer du consentement » sont les mêmes qu’il y a 30 ans. L’internet a sans doute démultiplié leur efficacité. Mais il les a rendus aussi plus évidents. Deux exemples illustrent bien ce constat.

L’Homme de Poutine en Alabama

Lors de l'élection sénatoriale en Alabama de 2017, la société New Knowledge (une entreprise de cybersécurité et d'intelligence privée liée au Parti Démocrate), a orchestré une campagne sous faux drapeau, visant à discréditer le républicain Roy Moore comme « candidat du Kremlin ».

L’opération consistait à ouvrir des faux comptes de « bots russes » sur Facebook et Twitter. Du jour au lendemain, la candidature de Moore a reçu le « soutien» des milliers de « russes », dont les profils sociaux venaient d’être créés par New Knowledge. Les démocrates n’ont pas tardé à désigner Moore come « l’homme de Poutine » dans la course électorale. Or, bien qu’il partait favori, Moore, a finalement perdu avec une marge de 1,5 %.

Une turpitude n’étant jamais complète que si l’on peut s’en prévaloir, les deux fondateurs de New Knowledge, Ryan Fox et Jonathan Morgan s’en sont félicités dans un memo interne. Comble de la désinformation, les maniganceurs ont coécrit un article dans le New York Times dénonçant « la guerre de propagande contre les Américains » et l’omniprésence de “comptes de médias sociaux liés à la Russie”. Le même article estimait qu’“au moins des centaines de milliers, et peut-être même des millions” de citoyens américains se sont fait berner par les bots russes. On peut se demander si ce chiffre inclut les bots russes créés par les deux auteurs ? Dans le même élan, New Knowledge a rédigé un rapport à l’intention du Sénat sur les prétendues tentatives de la Russie de saboter la démocratie américaine.

Lorsque l’affaire a été révélée, le CEO de New Knowledge a prétendu qu’il ne s’agissait que d’une “petite expérience” conçue pour imiter et tester “la tactique russe”. L’argent pour cette expérience provenait de Reid Hoffman (cofondateur milliardaire de LinkedIn), qui a versé 100.000$ pour l’opération. Hoffman a présenté ses excuses publiques, en précisant qu’il ignorait comment l’argent avait été utilisé. Le résultat du vote en Alabama n’a pas été invalidé pour autant. Ainsi va l’ingérence russe.

Integrity Initiative

L’existence de l’opération « Integrity Initiative » (« I.I. ») a été dévoilée lorsque les serveurs d’un obscur think tank anglo-saxon, « Institute for Statecraft » ont été piratés en Novembre 2018. Les documents fuités ont mis au grand jour un organisme de propagande discret, financé à la hauteur de £ 2.000.000 (environ 2,3 millions d’euros) par le Foreign Office et géré par des officiers du renseignement militaire britannique. Sous l’apparence d’une ONG, I.I. a mené une guerre de l’information visant à influencer l’opinion et les politiques publiques à l’égard de la Russie.

Véritable « réseau de réseaux », I.I. opère par «clusters» (faisceaux ou grappes) présents dans plusieurs pays*. Ses agences locales mettent en relations des journalistes, militaires, universitaires et lobbyistes « de confiance ». En tant qu’affiliés I.I., ceux-ci reçoivent des alertes via les médias sociaux, les invitant à agir lorsque le centre britannique en perçoit la nécessité. Les faisceaux/grappes ont en outre pour vocation à placer des articles « de journalistes indépendants », sur la base des informations fournies anonymement par le réseau. Parmi les éditions désignées comme « hôtes amicaux » figurent Buzzfeed et El Pais espagnol (entre autres). Les dossiers (encore incomplets) mis en ligne par le groupe Anonymous révèlent également les noms de contractants rémunérés pour placer de la désinformation antirusse dans Newsweek et The Guardian.

Il est à noter que parmi les principaux sponsors privés d’I.I. figure le Rendon Group. Il s’agit d’une agence de relations publiques, sous-contractant de longue date de la CIA et d'autres agences de renseignement américaines. John Randon, son fondateur, est tristement célèbre pour avoir monté de toutes pièces le Congrès national irakien (coalition bidon de partis dissidents irakiens). Le Rendon Group a été payé 100 millions de dollars par le Pentagone pour implanter de la désinformation et des fausses histoires sur les Armes de Destruction Massives de Saddam Hussein, afin de façonner l'opinion publique et « vendre » l'intervention américaine en Irak.

L’efficacité orwelienne d’I.I. a été vérifiée lorsque le 7 juin 2018, il n’a fallu que quelques heures au faisceau espagnol pour faire dérailler la nomination de Perto Banos au poste de Directeur du Département de la Sécurité Nationale en Espagne. Le groupe a déterminé que Banos avait une vision trop positive de la Russie. Le faisceau a alors lancé une campagne coordonnée de diffamation contre lui sur les médias sociaux.

La fabrication de la réalité

Karl Rove nous avait prévenus. « Fabriquer du consentement » ne suffit plus. L’Empire se définit désormais par la capacité de ses gouvernants à générer la réalité des gouvernés. Ceci, bien entendu, n’est pas nouveau. Ce qui est inédit c’est la brutalité de l’aveu.

Maintenant on sait, les guerres en Irak, en Lybie, en Syrie (parmi tant d’autres) ont été basées sur des narrations truquées. Pris en flagrant délit de connivence politique, les medias américains n’ont pas eu à subir les conséquences de leur manipulation. Ces mêmes médias attisent aujourd’hui une russophobie hystérique et belliqueuse. Le risque que celle-ci soit prélude à une guerre annoncée est bien réel. Ainsi, l’empire aura-t-il produit une dernière réalité : un monde d’après-guerre thermonucléaire. Y a-t-il encore une raison d’espérer que les médias américains arrêteraient cette course vers l’annihilation ? Peut-être. Après l’apocalypse atomique, il ne resterait personne à qui mentir.

Note

*Des documents citent comme étant opérationnels les clusters en Espagne, France, Allemagne, Grèce, Pays-Bas, Lituanie et Norvège. La mise en place de nouveaux clusters est envisagée en Arménie, Moldavie, Géorgie, Suède, au Monténégro, à Malte, aux États-Unis et au Canada, ainsi qu'en Estonie, Pologne, Slovaquie, Roumanie, Bulgarie, et Autriche.

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