DIGITAL DETOX par Jean-Claude LARCHET

« Digital detox » orthodoxe: la proposition de Jean-Claude Larchet au récent colloque international sur les médias numériques et la pastorale orthodoxe

Les nouveaux médias, encore appelés médias numériques, dont les instruments sont les ordinateurs, les tablettes et surtout maintenant les smartphones et dont le contenu est principalement celui de l’Internet et des réseaux sociaux et des messages, ont envahi la vie des hommes de notre époque, en particulier celle des jeunes, dès l’âge de 10 ans, parfois moins.
Leurs capacités de communication rapide et presque gratuite, la possibilité qu’ils donnent d’accéder à tous et à tout, et la force des images que les médias numériques véhiculent, leur ont donné un pouvoir de séduction considérable. La pression sociale (notamment celle du conformisme) mais aussi l’organisation économique de la société en a fait des instruments qu’il est pratiquement obligatoire de posséder, sous peine de se voir exclu de divers groupes ou circuits sociaux, administratifs ou économiques.
Mais c’est surtout une dépendance interne, psychologique, qui s’est établie chez les utilisateurs de tous âges. Cette dépendance inquiète beaucoup de parents, car elle affecte maintenant beaucoup d’enfants. Elle est remarquée par les utilisateurs eux-mêmes, et est fortement perçue dans les cas les plus graves, qui nécessitent un traitement drastique, sous la forme notamment d’un sevrage total de longue durée et parfois d’un accompagnement psychiatrique en clinique. Mais cette addiction est souvent inconsciente dans les cas moins graves, car l’habitude a le pouvoir de faire apparaître comme normal ce qui ne l’est pas. On doit le constater : chez la plupart des utilisateurs, l’usage est devenus abus.
Dans ce colloque qui réunit des acteurs de médias orthodoxes, les médias sont présentés dans la plupart des cas d’une manière positive, comme appartenant ou devant appartenir à la vie ecclésiale, avec l’idée qu’ils sont devenus de nos jours des moteurs indispensable à l’activité pastorale et missionnaire de l’Église. Cette vision quasi paradisiaque doit cependant être tempérée. Dans la vraie vie, la consultation de sites orthodoxes occupe malheureusement beaucoup moins de place que celle des autres sites, et beaucoup de jeunes orthodoxes y restent totalement étrangers. Dans une très grande majorité de cas, les passions qui habitent l’homme déchu l’attirent vers des contenus conformes à ces passions, que ce soit dans le choix des sites visités ou dans les motivations de la communication sur les réseaux sociaux comme Facebook, où le narcissisme (que les Pères de l’Église appellent philautia) joue un rôle considérable, que ce soit dans la mise en scène de soi-même ou dans la recherche effrénée de « like » qui flattent l’ego.
J’ai publié récemment un livre de 320 pages, intitulé en français « Malades des nouveaux médias », qui a été traduit en roumain sous le titre « Captivi în Internet », et est en cours de traduction en anglais sous le titre « Addicts of modern medias ». Je montre dans ce livre, de manière très détaillée et argumentée, les effets négatifs, corrosifs et destructeurs des nouveaux médias dans les divers sphère de la vie de l’homme : psychique, intellectuelle, culturelle, sociale, relationnelle, et enfin et surtout spirituelle. Je propose aussi un certain nombre de prophylaxies et de thérapies, en particulier de nature spirituelle. Pour le présent exposé, qui doit être très court, j’ai choisi de parler seulement du jeûne et de l’abstinence, comme moyens de limiter et de contrôler l’usage des nouveaux médias, devenu dans la plupart des cas abusif et nocif.

L’Église orthodoxe a établi pour les périodes de carêmes et certains jours de la semaine ou de l’année des règles de limitation et d’abstinence concernant l’usage de la nourriture et de la sexualité.
L’une des finalités principales de ces règles est d’habituer l’esprit à contrôler les impulsions corporelles et psychiques, à réorienter et à recentrer les forces psycho-physiologiques vers la vie spirituelle, à instaurer un état de faim et de désir qui fait ressentir à l’homme sa dépendance à l’égard de Dieu et son besoin de Lui, à établir dans l’âme un état paisible qui dispose à la pénitence et favorise l’attention et la concentration dans la prière.

L’abus, devenu commun, des nouveaux medias, produit des effets contraires à ceux recherchés par le jeûne et l’abstinence : épuisement vain de l’énergie, sollicitation et dispersion extérieures permanentes, mouvement et bruit intérieurs incessants, occupation envahissante du temps, impossibilité d’établir ou de maintenir la paix intérieure, destruction de l’attention et de la concentration nécessaires à la vigilance et à la prière.
Ces effets, il faut le souligner, sont relatifs à l’usage même des nouveaux médias dès lors qu’il atteint un certain seuil, indépendamment de leur contenu. Comme la montré le grand spécialiste des medias Marshall Mc Luhan, le medium a plus d’impact que le message qu’il véhicule, au point que l’on peut dire que « le medium est le message » (« the medium is the message »). Cela ne doit évidemment pas faire oublier la question du contenu qui, lorsqu’il est mauvais, vient solliciter et alimenter les passions, et augmente encore le degré d’incompatibilité avec la vie ascétique au sens large, et nuit encore plus à la vie spirituelle.

L’Église doit prendre en compte ces circonstances nouvelles créés par notre époque, et établir des règles appropriées, accompagnant celles du jeûne alimentaire et de l’abstinence sexuelle, de manière à aider l’homme moderne, par une limitation volontaire régulière, à se libérer des nouvelles addictions qui l’enchaînent, et de manière à lui donner les moyens de mener pleinement la vie spirituelle qui convient à sa nature et qui est la condition de son épanouissement personnel véritable.
On pourrait dire que nulle règle n’est nécessaire pour cela et que des recommandations pastorales suffisent, mais on pourrait dire la même chose par rapport au jeûne alimentaire ou à l’abstinence sexuelles pour lesquelles cependant l’Église a établi des canons, et même de manière solennelle, c’est-à-dire lors de Conciles œcuméniques, pour la raison que les règles officiellement et précisément formulées ont un impact plus grand, une portée plus universelles et un caractère plus obligatoire que de simples recommandations – d’ailleurs pas toujours données – au sein d’une paroisse.

La question qui se pose est ici celle de la nature du jeûne et de l’abstinence pratiquées.
Il s’agit déjà, comme l’indique ce qui précède, de limiter le temps de connexion et de réguler strictement l’usage et le contenu des médias. Il est nécessaire d’abandonner la connexion permanente, et de limiter la connexion à une période définie dans la journée. Il convient d’abandonner les médias non nécessaires, comme les médias sociaux (Facebook, Instagram, Twitter, etc.) et tous les sites de divertissement. Tous les sites Internet présentant un risque de tentations ou de mauvaises rencontres doivent évidemment être évités. Il convient de limiter aussi la connexion Internet à ce qui est strictement nécessaire pour le travail professionnel ou les études.
Les parents doivent apprendre à leurs enfants utilisateurs des nouveaux medias à pratiquer une telle limitation en leur en expliquant le sens.
Les périodes de carême sont des opportunités offertes à tous d’abandonner les relations virtuelles et artificielles des réseaux sociaux pour retrouver des relations réelles, concrètes, approfondies avec la famille et les amis, et, d’une manière générale, être plus attentifs aux personnes qui nous entourent. Ces périodes de carême sont aussi des opportunités pour redécouvrir le silence et la solitude, qui sont nécessaires à l’exercice et au développement de la vie spirituelle.
La question qui risque de fâcher, dans le contexte de ce colloque, est de savoir si l’on doit étendre la règle du jeûne et de l’abstinence des nouveaux médias aux sites orthodoxes eux-mêmes. Je ne veux pas mettre au chômage partiel la plupart des participants à ce colloque, et mon but est encore moins de limiter la présence de la parole chrétienne et ecclésiale dans un monde où elle est déjà trop peu présente.
Mais je voudrais tout d’abord faire remarquer que lors des carêmes, et surtout du Grand Carême, un certain nombre de médias orthodoxes, en particulier ceux qui ont un contenu spirituel, s’autolimitent : ils ferment leurs sites pour une période plus ou moins longue, ou du moins ralentissent et restreignent leur production.
Un telle restriction a une valeur exemplaire et témoigne à sa manière de l’existence du carême et des limitations auxquelles il invite.
Ma seconde remarque concerne la lecture. Il est vrai que, très positivement, la plupart des médias orthodoxes proposent, au moins pour une part, des lectures spirituelles, et certains sites sont même consacrés uniquement à cela. Il n’y a donc pas de raison, en principe, de limiter la production ou la consultation de tels sites, et il semble qu’on devrait même l’encourager, dans la mesure où les fidèles sont invités, pendant les périodes de carême, à faire davantage de lectures spirituelles.
Je voudrais cependant signaler ici que les études scientifiques qui ont été faites sur les modalités de la lecture sur écran montrent que ce type de lecture est à la fois très rapide et très superficiel.
Sur les écrans, les textes nous apparaissent comme des images. Pour cette raison, le texte sur écran fait l’objet, comme une image, d’un balayage en surface, le regard s’arrêtant habituellement sur quelques lignes seulement.
Une étude scientifique a montré que la plupart des gens ne lisent pas le texte ligne par ligne, comme ils le feraient pour un livre, mais sautent rapidement du haut jusqu’au bas de la page, dans un mouvement qui suit généralement la forme d’un F : ils lisent les premières lignes, descendent un peu, lisent la partie gauche de quelques lignes, puis descendent le long de la partie gauche de la page.
Une deuxième étude a conclu qu’un lecteur moyen sur le Web ne lit qu’environ 20% du texte.
Une troisième étude a établi que la plupart des pages Web sont regardées au maximum pendant 10 secondes, ce qui montre de toute évidence qu’elles ne sont pas vraiment lues.
La lecture sur écran ne s’arrête guère sur les mots ou les expressions. C’est une lecture où l’on fait peu de retours en arrière. C’est une lecture peu réflexive. C’est une lecture superfi­cielle qui ne donne guère lieu a un effort de compréhen­sion et à un effort de mémorisation.
De beaucoup de façon, le multimédia rend la relation au texte plus instable, plus légère, plus fragile, plus éphé­mère.
Les périodes de carêmes peuvent et doivent être des périodes où le temps et la qualité de la lecture peuvent être retrouvés par l’abandon des supports numériques au profit des supports imprimés et en particulier des livres qui, toutes les études le montrent, permettent une lecture beaucoup plus fructueuse que la lecture sur écran et n’a pas les inconvénients de celle-ci.

Se couper complètement des médias, quels qu’il soient, pendant les périodes de carême est une solution idéale pour retrouver l’hésychia indispensable à l’approfondissement de la vie spirituelle, qui est précisément le but principal des temps de jeûne.
Je voudrais noter en conclusion que de nombreuses cliniques privées et hôtels proposent des séjours plus ou moins longs de déconnexion totale aux prix le plus bas de 1000 euros ou 1200 dollars la semaine. L’Église orthodoxe devrait officiellement offrir cette possibilité pendant les périodes de carême, la gratuité du service étant assurée et le rendant donc accessible à tous, avec un outre un profit spirituel qu’on ne trouve pas ailleurs. L’une de ces cliniques a pour slogan publicitaire : « Déconnectez vous pour vous reconnecter. » L’Église peut reprendre à son compte ce slogan en précisant : Déconnectez vous des nouveaux medias pour vous reconnecter à Dieu et à votre prochain.

Commentaires

Nicolas a dit…
Il y a un réel travail d’éducation à faire.
Il y a une minorité de gens qui utilise leurs appareils d’une maniere totalement différente, il y en a bien plus que l’on peut le penser.
Ils l’utilisent comme d’énormes bibliothèques, galeries d’art, de fantastiques outils de concentration d’informations de toute sorte, de concentration de tout type de support digital : images, vidéos, applications d’apprentissage, transformation des grands médias sociaux (Instagram, etc.) en plateformes d’échange artistique ou scientifique, (le propre média s’adapte à vos intérêts, il est donc malléable) commentaires enrichit par des liens hypertextes et dans leurs centaines, voire parfois milliers de notes d’études ou d’observation du monde qui les entoure,l, classification d’articles propres ou d’auteurs en pdfs, rtfd, documents de toute sortes, etc. Ces gens sont en constante recherche et enrichissement, remise en question et amélioration de leurs connaissance, et ce, par simple curiosité. Ces gens étaient avant (et encore aujourd’hui pour certains) les « rats de bibliothèques » avant le développement d’Internet.
Il suffit de s’inspirer de leur utilisation des nouvelles technologies et les enseigner aux enfants, de manière à les éduquer et à leur démontrer depuis tout petit une utilisation saine d’internet et de ces outils technologiques, mais surtout les éduquer en leur expliquant, avec une véritable éducation orthodoxe inspirée des pères de l’église cet aspect absurde, inutile et néfaste qui induit la dépendance et le narcissisme comme il est si bien décrit dans cet article.